CRITIQUE- Street Scene de Kurt Weill- Opéra McGill nous enchante de la rue à la scène
En choisissant Street Scene de Kurt Weill, œuvre américaine d’un compositeur allemand d’origine juive, Opéra McGill présente une ode à la diversité qui résonne avec tout son éclat dans un monde actuellement miné par le manque d’ouverture, de tolérance et de compréhension de l’autre. Weill s’appuie sur une pièce de théâtre ayant remporté le prix Pulitzer en 1929 et l’adapte en cherchant à créer une œuvre typiquement américaine, reflet de la diversité musicale et sociale de sa population urbaine. Créée à Broadway en 1947, l’œuvre n’a rien perdu de sa saveur initiale, comme en témoigne l’excellente production présentée cette semaine par Opéra McGill.
En soi, Street Scene est un véritable chef d’œuvre. Il fait se succéder différents tableaux avec une fluidité exemplaire, et Weill a trouvé dans cette intrigue le terrain parfait pour montrer l’immense étendue de sa maîtrise des styles musicaux. On voit se côtoyer des arias pucciniens, de l’opérette, des chansons populaires, du blues, du jazz et même un numéro de jitterbug, style de danse propre à Broadway. Chaque univers est intimement lié à un personnage ou une famille. Ainsi, la fresque socio-historique du New-York des années 1930-1940 où le capitalisme ravageur, l’alcool et le chômage côtoient quelques instants de bonheur, de rire et de rêve, est doublée d’une fresque musicale fidèle de l’époque. On retrouve également cette diversité dans les accents des personnages, rendus à la perfection par les interprètes, dans les intonations chantantes de l’immigrant italien au rythme saccadé du livreur de lait en passant par la famille juive, le mari alcoolique et les enfants de la rue.
La mise en scène et les décors jouent sur le contraste entre l’immobilité apparente et l’effervescence effective. Le décor reste identique tout au long de l’opéra, laissant voir la façade de l’immeuble no 346, une corde à linge au-dessus de la ruelle adjacente, un lampadaire, un trottoir et un banc. Son caractère épuré et son immobilité donnent toute sa force au va-et-vient incessant des personnages et des passants. Dans notre époque friande de décors mobiles et projections en tout genre, ce choix de dépouillement laissant respirer l’action est grandement apprécié. Nul besoin en effet de divertir outre-mesure le public, la partition, l’intrigue et le jeu y parvenant avec brio. La mise en scène joue habilement et subtilement sur le déroulement du temps pour ajouter de la dynamique au drame. Si l’intrigue est purement linéaire, le temps s’arrête pendant certains airs, plongeant ainsi le personnage dans une bulle intemporelle qui révèle les tourments de son âme. Un procédé simple, judicieux et très efficace.
Justin Kautz (Dick McGann) et Grace Bokenfohr (Mae Jones)
Street Scene de Kurt Weill
Opéra McGill, 2019
Photographie :Tam Photography
La production de McGill se démarque également par une grande qualité vocale. Léo McKenna interprète un Frank Maurrant très convaincant. Sa voix puissante, son charisme imposant et parfois terrifiant dans ses accès d’humeur nous renvoie le portrait fidèle de ce père de famille autoritaire, brutal et xénophobe. Son air « Let things be like they always was » aux accents de patriotisme conservateur suprémaciste, tristement, ne semble pas avoir tant vieilli. Son épouse Anna Maurrant est interprétée par Avery Lafrentz, femme douce, aimante que l’indifférence de son mari pousse à se réfugier dans les bras d’un amant. Ses nombreux airs aux accents d’opéra italien sont magnifiquement rendus, avec une courbe d’émotion bien dosée et une grande maîtrise vocale. Si son jeu comporte quelques menues maladresses, elle tient néanmoins solidement son rôle du début à la fin. Leur fille, Rose Maurrant, est une jeune femme délicate et séduisante prise entre les avances de son employeur, d’un résident grossier de l’immeuble et de son tendre ami Sam. Veillant sur son petit frère Willie, elle est prise en tenailles entre un père suspicieux, un petit frère bagarreur et un essaim de prétendants. Jessica Toupin joue à merveille cette situation complexe et déroutante, servie par une voix douce, lyrique qui fait ressortir toute la fragilité du personnage. Joé Lampron-Dandonneau a pris la mesure de Sam Kaplan, jeune rêveur un peu gauche et solitaire (« Lonely House »), amoureux de Rose. Il allie une présence scénique époustouflante, convaincante jusque dans les moindres détails, à une lecture des textes subtile où chaque mot ressort avec une intensité bien pesée. Une mention également à Jonathan Gagné qui incarne un Lippo Fiorentino délicieux, jusque dans l’humour et la légèreté de l’air « Ice cream ». Pour couronner le tout, l’Orchestre symphonique de McGill fait ressortir de manière exemplaire les couleurs de la partition, d’un bout à l’autre de l’opéra.
Un bémol de taille, néanmoins, surplombait toute cette scène. Les surtitres français, seulement disponibles dans les parties chantées (environ la moitié de l’œuvre), étaient un lieu de rassemblement de maladresses de traduction et de fautes d’orthographe. Il est triste de constater dans le Monument-national, symbole historique de la fierté francophone, le peu de soin apporté à la langue de Molière, quand toute cette production a été si bien ficelée. Nul doute que le département de traduction de McGill comporte d’excellents éléments qui pourraient être mis à contribution dans le futur.
Avec Street Scene, Opéra McGill nous a permis de redécouvrir un chef d’œuvre méconnu du répertoire, à mi-chemin entre l’opéra et le musical, tableau socio-historique d’une Amérique plurielle qui résonne avec beaucoup d’actualités aujourd’hui. Pleine de fraîcheur, d’humour et sincèrement touchante, cette production est une des pépites de ces dernières années.
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