CRITIQUE- Written on skin : l'incontournable de la saison
Magali Simard-Galdès (Agnès)
Florence Bourget (Ange 2) et Jean-Michel Richer (Ange 3)
Written on Skin de George Benjamin
Opéra de Montréal, 2020
Photographie : Yves Renaud
Depuis sa création au Festival d'Aix-en-Provence le 7 juillet 2012 – il y a huit ans à peine – Written on Skin est déjà considéré comme l'un des opéras majeurs du XXIe siècle, remportant un succès critique et populaire aussi important que L'Amour de Loin de Kaija Saariaho, ou encore The Tempest de Thomas Adès. Force est d'admettre que ce succès est amplement justifié! L’œuvre est puissante et prenante, portée par un souffle dramatique unique, une musique sensible et recherchée, et un livret d'une grande qualité. Que l'Opéra de Montréal présente cette œuvre en première québécoise et canadienne est déjà un événement en soi, mais qu'il propose en plus une nouvelle production d'une aussi grande qualité, cela relève de l'exceptionnel!
L’œuvre est puissante dans sa concision et dans sa structure. Elle partage avec le Wozzeck de Berg une durée, une forme et un développement similaire, ce qui justifie de la présenter d'un seul tenant, sans pause. Mais l'opéra de Benjamin et Crimp réussit le tour de force d'adapter une fable occitane du XIIIe siècle en une histoire qui nous interpelle directement par l'actualité de son propos. Œuvre en phase avec son temps, Written on Skin parle – en cette époque post-me too – d'épanouissement de soi, d'émancipation de la femme, du pouvoir abusif des hommes, d'amour et de lâcheté, de violence et d'abus, d'exaltation et de libération. On pourrait dire avec désinvolture que puisque nous sommes à l'opéra, il faut irrémédiablement que la soprano meure! C'est bien le cas, et c'est un peu triste d'imaginer que cette femme qui se libère et qui s’épanouit doit en payer le prix de sa vie. Cependant, le dramaturge nous mène à considérer ce suicide comme une libération ultime, à défaut de pouvoir vivre librement.
Written on Skin de George Benjamin
Opéra de Montréal, 2020
Photographie : Martin Chamberland (La Presse)
La lecture d'Alain Gauthier transporte cette œuvre déjà riche de sens vers de nouvelles perspectives. Tout est judicieux dans cette mise en scène : des éléments de décors modulables simples et ingénieux côtoient des images et symboles forts (cette déchirure en fond de scène qui ne cesse de grandir tout au long de l'opéra...), commentant ainsi les diverses couches d'interprétation de l’œuvre. Les magnifiques costumes de Philippe Dubuc s'insèrent magistralement dans cette esthétique où l'ancien et le moderne se fondent et se confondent. Là où la mise en scène d'origine [1] pêche parfois par excès de réalisme, Alain Gauthier offre ici des regards nouveaux et des nuances tangibles. On ne le remerciera jamais assez d'avoir illustré la mort d'Agnès avec une grande pudeur, mais surtout d'avoir considéré le tout comme une fin ouverte où l’œuvre d'art (le livre créé par Le Garçon) est partie prenante de cette révélation de soi, et où la mort devient une sorte de transfiguration, comme la mort d'Isolde chez Wagner.
Du côté de la distribution vocale, tout est parfait! Rarement a-t-on eu la chance de voir et d'entendre un spectacle si bien chanté, si bien joué, si bien maîtrisé par l'ensemble des artistes sur scène. Magali Simard-Galdès incarne une Agnès sensible, profondément humaine et attachante, dont l'évolution psychologique est perceptible avec tant de nuances et d'intelligence qu'elle se démarque avantageusement de la performance de Barbara Hannigan, pour qui le rôle a été conçu. Dans la peau du Protecteur, Daniel Okulitch est redoutable tant par son jeu contrasté que par sa voix solide et profonde. Le contre-ténor Luigi Schifano est une révélation : son jeu est naturel et stupéfiant, et sa voix magnifique possède une couleur de même qu'une projection hors du commun. Florence Bourget et Jean-Michel Richer étaient vocalement et scéniquement parfaits, et on décelait de leur part une complicité naturelle et soutenue.
Daniel Okulitch (Le Protecteur) et Luigi Schifano (Ange 1)
Photographie : ©Yves Renaud
Malgré la piètre acoustique de la salle Wilfrid-Pelletier, la cheffe d'orchestre Nicole Paiement a réussi à faire briller la partition de Benjamin, riche en couleurs et en timbres variés. L'Orchestre symphonique de Montréal, augmenté de musiciens inhabituels (viole de gambe, harmonica de verre...) a offert ici une performance à la fois solide et raffinée, rendant justice aux intentions du compositeur.
Written on Skin est une œuvre dont on ne se sort pas indemne. Elle marque l'esprit, trouble le cœur, secoue l'âme. En plus de faire briller les talents d'ici, on peut déjà affirmer que ce spectacle marquera l'histoire de l'art lyrique au pays. Non seulement cet opéra doit être vu et entendu au moins une fois dans une vie, mais il devrait l'être dans cette production exceptionnelle.
Tableau final
Written on Skin de George Benjamin
Opéra de Montréal, 2020
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Written on skin, opéra en trois parties de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp
Production : Opéra de Montréal
Salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts de Montréal, 25 janvier 2020
INT : Magali Simard-Galdès (Agnès), Daniel Okulitch (Le protecteur), Luigi Schifano (Ange 1 et Le Garçon), Florence Bourget (Ange 2 et Marie), Jean-Michel Richer (Ange 3 et John)
ORC : Orchestre symphonique de Montréal
DM : Nicole Paiement
MS : Alain Gauthier
[1] La production originale de Written on Skin, mise en scène par Katie Mitchell, a été captée au Royal Opera House Covent Garden de Londres et est disponible en format DVD sur étiquette Opus Arte.
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