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L'OPÉRA FRANÇAIS DE MONTRÉAL (1893-1896) - UNE EXPÉRIENCE MAJEURE

L'OPÉRA FRANÇAIS DE MONTRÉAL (1893-1896) - UNE EXPÉRIENCE MAJEURE

PHOTO : Théâtre français – rue Sainte-Catherine. Emplacement occupé aujourd’hui par le Métropolis. (Franklin Graham, Histrionic Montreal, p. 292)

Le 11 février 1896, l’Opéra français de Montréal met à l’affiche Le barbier de Séville de Rossini. Mais le temps passe, le rideau tarde à se lever et le public s’impatiente jusqu’à ce que le ténor Adrien Barbe, interprète d’Almaviva, vienne annoncer que les chanteurs font grève parce qu’ils n’ont pas été payés depuis quarante jours. Stupeur dans la salle et dans l’opinion publique le lendemain quand les journaux rapportent l’incident. « Le barbier de Séville rasé à son tour », ironise La Patrie. Finies, les belles soirées au Théâtre français. La troisième saison semblait bien engagée, pourtant… 


Notre opéra français, nous l’aurons ! 

L’histoire commence au parc Sohmer* en janvier 1893. Ernest Lavigne et Louis-Joseph Lajoie, copropriétaires de ce lieu de culture populaire, publient une circulaire dans laquelle ils annoncent leur intention d’y implanter une troupe de grand opéra français. Selon eux, le parc possède les infrastructures nécessaires : un pavillon chauffé pouvant accueillir entre 3 000 et 7 000 spectateurs, équipé d’une scène, d’une fosse d’orchestre et d’un balcon à l’arrière. Une visite à la French Opera House de La Nouvelle-Orléans les convainc de la faisabilité du projet. En mars 1893, ils reçoivent aussi les encouragements des chanteurs Émile Butat et Maurice Robineau Sallard qui remplissent un engagement au Sohmer après avoir terminé un contrat justement à La Nouvelle-Orléans. Dans une lettre ouverte à La Patrie, Sallard fait valoir les nombreuses retombées d’une troupe d’opéra sur le commerce de détail. Séduit par ce discours, un groupe de citoyens composé majoritairement d’hommes d’affaires s’emploie à réunir les fonds nécessaires au lancement de la première saison. Sallard se rend à Paris à leur demande pour recruter des artistes. 

Cependant, le site du Sohmer pose problème. C’est encore la campagne là-bas et ses rues avoisinantes non pavées se transforment en champ de boue à la moindre pluie. Imaginez-vous les élégantes obligées de retrousser leurs jupons pour éviter de salir leurs belles toilettes ? Et les messieurs affublés de bottes crottées ? En juillet, les investisseurs louent plutôt le théâtre Empire situé à l’angle des rues Sainte-Catherine et Saint-Dominique, à la charnière entre l’Est francophone et l’Ouest anglophone. Rebaptisée Théâtre français, cette salle jouxte les quartiers Saint-Louis et Saint-Jacques où résident la bonne bourgeoisie canadienne-française et les étudiants de l’Université Laval de Montréal, réservoirs d’une clientèle nombreuse et fidèle. 

Les astres semblent favorables, car l’opinion publique plaide depuis longtemps pour la création d’une scène française à Montréal. En effet, du théâtre français de qualité contribuera à épurer la langue du peuple et à l’éloigner des « exhibitions de jambes » et des « vulgarités des spectacles yankees » qui encombrent nos théâtres. Pendant que Sallard s’affaire à Paris, les actionnaires obtiennent des lettres patentes, le 15 août 1893, sous la raison sociale de La Société de l’Opéra français de Montréal. 


Première saison (1893-1894). Le chant du départ 

Le 2 octobre 1893, La fille du tambour-major de Jacques Offenbach ouvre la première saison. Le chef d’orchestre Gabriel Dorel dirige 18 instrumentistes, un choeur de 20 membres et une trentaine de chanteurs. On joue à guichets fermés. Le public applaudit à tout rompre et lance des bouquets aux interprètes. Toutefois, certains critiques émettent des réserves : premier acte languissant, chanteurs tardant à se réchauffer, choeurs jouant mal et costumes laissant à désirer. Mais, soutiennent d’autres, laissons les artistes se remettre d’un long voyage, du trac d’une première et de l’enrouement imposé par le climat canadien, et il y aura sûrement amélioration. 

Chaque semaine, opérette, drame et comédie alternent au programme, mais le théâtre lyrique prédomine, avec Offenbach, Edmond Audran et Charles Lecocq en tête. Or, Sallard décide d’attaquer Carmen ; il s’attribue le rôle d’Escamillo et confie Don José à Butat. C’est franchement mauvais, reconnaissent la plupart des journaux, car peu de chanteurs possèdent une formation pour l’opéra ; mais la distribution « a fait son possible », donc soyons indulgents. Ah non ! tonne Henri Roullaud dans Canada Revue, pas de pitié. Si la direction n’a pas l’effectif voulu, écrit-il, qu’elle s’abstienne de monter des oeuvres trop fortes pour ses moyens, sinon, ce ne sont pas des corbeilles de fleurs, mais des trognons de choux que nous lancerons sur la scène ! 

La saison se termine le 29 avril 1894. Un optimisme prudent règne quant à la destinée de la troupe, car, rappelle Roullaud, l’encouragement en dents de scie des amateurs menace toujours son existence. 


Deuxième saison (1894-1895). Au secours ! 

Le 1er mars 1894, Edmond Hardy succède à Sallard à la direction artistique. Une bonne partie de l’effectif de la saison précédente reprend du service, mais de nouvelles voix se font entendre. Quatre viennent de France et quatre autres de La Nouvelle-Orléans. Pour la première fois, l’Opéra français engage une chanteuse canadienne-française, la choriste et soprano légère Germaine Duvernay. 

Hardy mise davantage sur l’opéra. À Carmen et à La fille du régiment présentées la saison précédente, il ajoute Rigoletto, La traviata et Le trouvère de Verdi, Lucie de Lammermoor et La favorite de Donizetti, Faust de Gounod et Mignon d’Ambroise Thomas. Parmi les nouveaux artistes, Virginia Bouit se distingue par la beauté de sa voix et ses talents dramatiques. Son interprétation de Mignon conquiert les amateurs, si bien que la direction doit porter à 16 le nombre de représentations, de loin le plus grand succès de la saison. 

Et la censure, cette vieille ennemie ? Bien sûr, l’archevêque de Montréal, Mgr Édouard-Charles Fabre, qualifie l’Opéra français, – mais sans le nommer –, de théâtre malsain : le fréquenter, « c’est vouloir s’amuser avec le démon ». Le prélat trouve une alliée dans une feuille conservatrice comme La Minerve par exemple qui demande la disparition des scènes osées, des répliques risquées et à double sens. L’Opéra français pratique une censure préventive en scrutant chaque pièce à la loupe et en effectuant caviardages et ratures. 

Hélas, la situation financière de la compagnie se détériore : fréquentation fluctuante, donc recettes à vau-l’eau. Tandis que le pauvre Hardy, conscient du problème, s’épuise à trouver des solutions, le conseil d’administration délègue à La Nouvelle-Orléans – sans en informer son directeur artistique – deux de ses membres, Joseph-Émile Vanier et Tref f lé Bastien, accompagnés du critique de La Patrie Horace St-Louis. Leur mission ? Trouver des artistes capables de chanter du « grand opéra » pour revitaliser le répertoire et attirer de nouveau le public. Ils ramènent à Montréal six chanteurs de premier ordre, dit-on. Mais ce n’est pas tout. Quelques jours plus tard, Arthur Durieu débarque dans la métropole comme nouveau directeur artistique de l’Opéra français ! Or, il venait de gérer deux saisons d’opéra catastrophiques à la French Opera House ! On en débattait à La Nouvelle-Orléans au moment même où les délégués montréalais y séjournaient. Et c’est à ce personnage contesté qu’on demande de redresser la situation à Montréal ! Un Hardy dégoûté démissionne le 24 mars et son successeur se met à l’oeuvre dès le lendemain. 

Tout ce chambardement n’empêche pas l’Opéra français de faire face à une crise financière majeure qui l’oblige à suspendre ses paiements. La Société d’opéra français de Montréal est dissoute et mise en liquidation. Aussitôt, 10 actionnaires (dont Vanier et Bastien) forment un syndicat pour sauver le reste de la saison et préparer la prochaine. 


Troisième saison (1895-1896). Un répertoire relevé 

Roméo et Juliette dans le tombeau des Capulets / Dessin de Raoul Barré (1874-1932), Le Passe-Temps, (vol. 1, nº 21), 7 déc. 1895, p. 321.

Le 3 octobre 1895, Le songe d’une nuit d’été d’Ambroise Thomas inaugure la saison sous le signe de la prudence. En effet, le calendrier passe de sept à cinq mois, le nombre de représentations hebdomadaires, de sept à cinq, et les matinées sont réduites et limitées aux seuls jours fériés. Enfin, le théâtre dramatique disparaît, à une exception près. 

Durieu renouvel le entièrement la troupe, écartant même les six recrues néo-orléanaises du printemps. Or, du nouveau tableau des artistes ressort le nom de Julia Bennati (née Julie Benoit), que Montréal se rappelle pour l’avoir entendue à l’Academy of Music en 1887. 

Côté répertoire, le directeur artistique maintient les valeurs sûres tout en misant sur la nouveauté. Plusieurs titres connaissent leur première canadienne : les opéras La juive, Le prophète, Jérusalem, Les pêcheurs de perles, Mireille, et, dans le répertoire plus léger, Si j’étais roi, Fleur-de-thé, Zampa ou La fiancée de marbre et Haydée ou Le secret. Guillaume Tell et Les huguenots entrent pour la première fois au Théâtre français. Les spectateurs affluent quand Roméo et Juliette et La juive occupent la scène. Rarement en trois ans la critique n’avait affiché une si belle unanimité. Avec une distribution adéquate, une mise en scène bien réglée, de riches costumes et un orchestre d’une vingtaine de musiciens seulement, mais très bien préparés, la troupe atteint un niveau supérieur de qualité. 

Fin janvier 1896, Roullaud vante la gérance de Durieu : son tact, son expérience et son habileté nous ont valu une saison exceptionnelle. Nul doute que la prochaine sera aussi vibrante. 

Et pourtant, le 11 février 1896 

Échec ? Oui, mais c’est la débâcle, malgré la supériorité incontestable de la nouvelle troupe. Étrangement, l’équipe de direction affirmait, à l’assemblée des actionnaires du 12 janvier, que les affaires avaient été bonnes en décembre et qu’un surplus d’exercice était possible. Hum ! Mais c’est la faillite un mois plus tard ! Que s’est-il passé ? En premier lieu, l’offre était trop grande pour un public captif de 4 000 personnes par semaine. En second lieu, le financement n’a jamais suivi. Comme les actionnaires pouvaient payer leurs parts en trois versements, plusieurs se sont désengagés en cours de route en constatant que leur placement ne rapportait aucun bénéfice. 

Cependant, cet échec comporte des aspects positifs. La création de l’Opéra français représente l’effort le plus considérable au Canada pour secouer la tutelle de l’industrie américaine du spectacle. De plus, une petite masse critique se forme, qui inf luencera la scène lyrique montréalaise jusqu’au milieu du xxe siècle. Nul doute qu’elle fut un instrument indispensable de la francisation du théâtre, notamment en inspirant l’essor de plusieurs troupes locales à partir de 1898. Et la légitimité du théâtre comme forme de loisir n’est plus mise en doute, sauf par l’Église et les ultraconservateurs. Enfin, l’expérience prouvait qu’il était possible de mettre sur pied un théâtre dont les Canadiens français contrôlaient pleinement la maîtrise d’oeuvre. 

* Voir « Le parc Sohmer de Montréal : l’art lyrique à l’air libre »


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