DON GIOVANNI, UNE HISTOIRE SANS FIN?
PHOTO: Nicolas Callier (Don Giovanni), dans Don Giovanni (Mozart), Seattle Opera, 2014
(@ Elise Bakketun)
Dans la mise en scène de Don Giovanni présentée à l’Opéra de Montréal en novembre dernier, le rideau tombait juste après le moment où Don Giovanni est damné et entraîné aux enfers par le Commandeur, accompagné par un cri d’horreur des autres personnages. Cette conclusion extrêmement dramatique est en fait le résultat d’une coupure : il y manque la scène finale de l’opéra, un ensemble où tous font le bilan de ce qui vient de se passer, réfléchissent à leur vie future sans Don Giovanni et tirent la morale de l’histoire (« telle est la fin de qui fait le mal »). Très répandue dans les dernières années du xviiie siècle et tout au long du xixe siècle, cette fin tronquée a graduellement laissé place au cours du xxe siècle à la réintégration de la scène finale par laquelle se terminaient les toutes premières représentations de Don Giovanni (Prague, 1787).
Finir par la damnation de Don Giovanni ou par un sextuor où tout semble revenir à la normale est loin d’être un choix sans conséquences : chacune de ces deux conclusions génère une lecture complètement différente de l’histoire de Don Giovanni, et la préférence pour l’une ou l’autre révèle des réf lexions divergentes sur le sens de l’oeuvre et ce que vise sa représentation. Comment expliquer la coexistence de deux fins possibles à un même opéra (l’une complète, l’autre tronquée), et comment comprendre la tendance des metteurs en scène, à travers les ans, à se tourner vers une option plutôt que l’autre ? Réfléchir à la fin de Don Giovanni, c’est confronter les idées qui sous-tendent notre approche de l’opéra et de sa mise en scène, ouvrant du même coup une réflexion beaucoup plus vaste sur la scène lyrique contemporaine.
Petite histoire des deux fins de Don Giovanni
Le débat entourant la scène finale de Don Giovanni est presque aussi ancien que l’opéra lui-même. Il a en effet émergé dès 1788 (un an après la création pragoise), lorsque Mozart et Da Ponte ont préparé une nouvelle version de l’opéra pour une série de représentations à Vienne. Pour cette deuxième version, le librettiste et le compositeur ont apporté plusieurs modifications à l’opéra, d’une part pour mettre en valeur les qualités vocales de la nouvelle distribution de chanteurs (une pratique très courante à l’époque), et d’autre part afin de mieux correspondre aux goûts du public viennois. C’est ainsi que l’air de Don Ottavio « Il mio tesoro » (deuxième acte) a disparu pour laisser place à « Dalla sua pace » (premier acte) ; Mozart et Da Ponte ont aussi ajouté au deuxième acte un duo comique entre Leporello et Zerlina (« Per queste tue manine ») et une scène dramatique pour Donna Elvira (« In quali eccessi… Mi tradì »), en plus de faire disparaître l’air de Leporello « Ah, pietà, signori miei ».
À tous ces changements s’ajoute – peut-être – une modification profonde de la scène finale de l’opéra. Dans un ouvrage paru en 2010 (voir l’encadré « Pour aller plus loin »), Ian Woodfield a analysé en détail les différentes sources liées à la version viennoise de Don Giovanni ; il a ainsi reconstitué une histoire riche et complexe, mais qui ne permet pas de déterminer avec certitude comment la création viennoise se terminait vraiment.
Voici ce que nous savons : le livret imprimé de la version de Vienne (1788) omet le sextuor final, et se termine avec la damnation de Don Giovanni, le choeur des esprits et un cri émis par tous les autres personnages revenus sur scène. En revanche, le manuscrit de la version viennoise (une partition écrite de la main de Mozart) contient bel et bien la scène finale, mais une pagination de deux couleurs différentes porte à croire que, à un moment ou un autre, ce manuscrit a servi à une représentation coupant la dernière scène (les numéros de page écrits en rouge s’arrêtent en effet avant le sextuor). Par ailleurs, le cri de tous les personnages que mentionne le livret apparaît au crayon au moment de la damnation de Don Giovanni, ce qui renforce l’impression que la scène finale pourrait avoir été coupée.
D’autres manuscrits copiés par la suite contiennent eux aussi des preuves contradictoires : certains incluent la scène finale, d’autres la coupent. Bref, même s’il est certain que Don Giovanni a été représenté sans la scène finale peu de temps après sa création (des comptes rendus parus dans les journaux de l’époque le montrent clairement), il est impossible d’affirmer hors de tout doute que tel a été le cas dès la première viennoise. La question demeure donc entière : Mozart souhaitait-il, ou non, réviser la fin de son opéra pour en éliminer le sextuor final ?
Une question de fidélité ?
Cette question des intentions de Mozart est en fait au coeur du problème. En effet, la tendance qui domine actuellement est de justifier tout choix artistique par la notion de fidélité aux intentions du créateur. Comme le souligne le musicologue Richard Taruskin, cet argument est même utilisé pour justifier les mises en scène les plus excentriques, qui se disent fidèles à l’esprit de l’oeuvre alors qu’elles en modifient la lettre de façon parfois très importante.
Pour l’opéra, ce concept de fidélité, souvent lié aussi à celui plus f lou d’« authenticité », se révèle problématique : tant d’acteurs sont impliqués dans sa création qu’il est difficile de savoir aux intentions de qui exactement il faut être fidèle. Pour un mélomane d’aujourd’hui, la réponse à cette question peut sembler évidente : au compositeur, bien sûr ! Pourtant, cette réponse ne va pas de soi : elle est issue des conceptions du romantisme allemand. Au xviiie siècle, la hiérarchie favorisait plutôt le librettiste que le compositeur, les livrets étant imprimés et vendus alors que les partitions étaient toujours écrites à la main, et pouvaient changer d’une représentation à l’autre.
Par ailleurs, il était si fréquent jusqu’au xxe siècle (ou du moins jusqu’à la fin du xixe) qu’un opéra soit modifié en fonction des conditions de représentation qu’une deuxième question s’impose : à quelle version faut-il être fidèle ? Les révisions d’une oeuvre sont elles aussi abordées selon une hiérarchie implicite : lorsqu’elles sont influencées par les chanteurs et les circonstances, on a tendance à considérer que le compositeur a fait des « compromis », mais lorsque le compositeur revient à une oeuvre plus tard dans sa vie, on interprète la révision comme un perfectionnement de l’oeuvre qui la rapproche de la vision artistique de l’auteur (Simon Boccanegra de Verdi, par exemple).
Pour revenir aux versions pragoise et viennoise de Don Giovanni, la situation est d’autant plus complexe que de nos jours, la plupart des productions combinent les deux versions (Don Ottavio chantant, par exemple, aussi bien « Dalla sua pace » que « Il mio tesoro »). Pourtant, lorsqu’un metteur en scène décide d’omettre le sextuor final, il justifie souvent sa décision en citant la « version viennoise ». Pourquoi invoquer la fidélité à une version dans le cas de la coupure finale, mais pas dans celui des airs ajoutés ? De plus, comme nous l’avons vu, les recherches philologiques n’offrent pas de réponse définitive en ce qui concerne la scène finale de Don Giovanni. Tout ce que nous savons, c’est que dès 1788, deux fins différentes de l’opéra ont coexisté sur les scènes lyriques européennes, et que dès le départ, il y a eu débat sur les mérites respectifs de ces deux versions. Au lieu de se demander quelle version serait plus « authentique » ou fidèle à Mozart, il semble donc plus judicieux de s’interroger sur ce que ces deux fins impliquent et comment elles changent le sens de l’oeuvre.
Choisir sa fin
Le choix de la conclusion concerne tout d’abord la tradition et le genre lyrique dont Don Giovanni est issu et comment l’opéra se situe entre le comique et le tragique. En effet, la fin complète avec le sextuor correspond aux conventions de l’opéra buffa – le genre comique auquel appartient Don Giovanni – alors que la fin tronquée se terminant sur la damnation de Don Giovanni s’inscrit dans une longue tradition d’opéras (et de pièces de théâtre) sur le thème de Don Juan. Pour un auditeur qui n’est pas familier avec les conventions de l’opéra buffa, la fin « originelle » de l’opéra peut sembler dérangeante en raison de son côté statique et moralisateur. Elle n’en demeure pas moins très puissante : pour Donna Elvira, Donna Anna, Don Ottavio, Zerlina, Masetto et Leporello, la vie après Don Giovanni est loin d’aller de soi, et leurs blessures et incertitudes donnent à l’optimisme apparent de la scène finale un côté profondément grinçant.
Si cette fin complète a été préférée dans les productions de Don Giovanni du xxe siècle jusqu’à récemment, c’est sans doute en partie à cause de l’importance qu’a prise pendant la deuxième moitié du xxe siècle le courant de la « performance practice », qui prônait une interprétation aussi « authentique » que possible (ce qui implique entre autres de revenir à la version « originelle » de l’oeuvre). Comment expliquer le retour sur nos scènes de la fin tronquée, qui était la version la plus populaire au cours du xixe siècle ? Est-ce le signe d’un changement dans le rapport à la fidélité aux intentions de l’auteur, ou est-ce plutôt l’expression d’un malaise généralisé face à une fin ambivalente, face à un Don Giovanni comique malgré toutes les tragédies qui s’y déroulent ? Le personnage de Don Giovanni nous perturbe-t-il tellement que nous ne pouvons envisager que la vie continue sans lui ?