ENTRETIEN AVEC JULIE BOULIANNE... ET LE PLAISIR DE CHANTER!
PHOTO: Julie Boulianne « En concert Popera », Opera Tampa, Floride, 2013
(@ Will Staples Photography)
Couronnée interprète de l’année lors du Gala des Prix Opus le 3 février 2017, la mezzo-soprano Julie Boulianne mène une carrière lyrique digne de mention. Née dans une région, le Saguenay, où la musique anime la vie familiale et séduite par elle dès l’enfance, la jeune Julie hésitera entre la science et le chant lorsqu’il s’agira de se choisir une carrière. Mais, au tournant de la vie adulte et après avoir fréquenté le Collège d’Alma, Julie Boulianne se dotera d’une solide formation musicale en fréquentant d’abord la Faculté de musique de l’Université McGill et ensuite la célébrissime Juilliard School. Depuis lors, sa carrière a connu un essor fulgurant dont l’une des lettres de noblesse est celle d’être l’artiste lyrique du Québec qui compte le plus grand nombre de présences au Metropolitan Opera (Met) de New York, notamment aux côtés du légendaire Plácido Domingo. Les scènes européennes la connaissent aussi et elle a chanté à ce jour dans les grandes maisons lyriques que sont l’Opéra national de Paris et le Royal Opera House Covent Garden. Elle se plaît dans de multiples répertoires, et elle affectionne particulièrement l’opéra baroque. En une veille de lancement de son nouveau CD Alma oppressa, L’Opéra l’a rencontrée et a constaté ce qui animait cette autre ambassadrice lyrique du Québec : le plaisir de chanter.
Parlez-nous de l’importance que la musique a eue pour vous ? Quand a-t-elle jaillie dans votre vie ? Y avait-il des musiciens et des musiciennes dans votre famille, de la musique, du chant ?
J’ai une affinité avec la musique. Elle fait partie de ma vie depuis la tendre enfance et m’a toujours fascinée. La musique était très présente dans la famille et à la maison. Mes parents étaient musiciens amateurs et pratiquaient le chant choral. Tout le monde y poussait la chansonnette dans les soirées. Enseignante en biologie d’abord, ma mère est ensuite devenue professeur de musique au niveau secondaire et au cégep d’Alma. Mon grand-père était un violoneux et mes oncles avaient formé un groupe de musique folklorique progressive, « Garolou », jouant dans les soirées et les mariages, qui a eu, en son temps, des heures de gloire. Durant ma petite enfance, j’ai le souvenir que l’on me faisait chanter Au clair de la lune… Nous avions aussi beaucoup d’instruments de musique à la maison. Dès l’âge de trois ans et demi et avec une certaine obsession, je tenais à apprendre le piano. J’ai étudié et développé le goût de cet instrument en particulier même si j’ai été en lien avec plusieurs autres instruments. Et j’ai accompagné des chorales, j’ai même joué de l’orgue à l’église et fait du piano-bar pour payer mes études !
Vous êtes née à Dolbeau-Mistassini, au Saguenay- Lac-Saint-Jean, une pépinière d’artistes du Québec, et notamment d’interprètes lyriques si l’on pense à Jean-François Lapointe, Marie-Nicole Lemieux, Marie-Ève Munger et bien d’autres. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Selon moi, cette prédisposition tient beaucoup de l’éloignement et d’un besoin de rassemblement, du fait que la région est peu peuplée et qu’il faille façonner sa propre vie culturelle, de soutenir ses artistes et la création. Les gens de mon coin de pays sont fiers et fiers de leurs artistes. Cette fierté fait en sorte que les gens qui ont du talent sont rapidement encouragés et ce soutien valorise les artistes. La comparaison vous paraîtra peut-être surprenante, mais en cela le Saguenay est comme l’Islande, cette île isolée dans l’Océan atlantique Nord qui compte 330 000 habitants comme le Saguenay-Lac-Saint- Jean. J’y suis allée pour faire un récital avec le grand pianiste Dalton Baldwin au moment où y sévissait la crise financière. Pendant que partout sur la planète on annulait les séries concerts et on fermait les maisons d’opéra, faute d’argent, faute de public, les Islandais et les Islandaises ont trouvé refuge dans la musique, ont envahi leurs 40 écoles de musique et leurs salles de concerts. Comme les gens du Saguenay, la musique les a rassemblés et les a réconfortés. Et il en est sorti et en sort toujours, dans de telles conditions, des artistes de grand talent.
À quel moment avez-vous envisagé une carrière lyrique ? Pourriez-vous nous parler de votre formation, et en particulier de votre passage à l’Université McGill, à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal et au Juilliard School ?
Ce choix résulte d’une décision d’entreprendre des études d’un baccalauréat en interprétation vocale à l’Université McGill. Sans doute, mon passage au cégep d’Alma, où j’étais inscrite à un programme qui alliait les études en sciences pures et en musique – seule inscrite si ma mémoire est fidèle –, y aura aussi contribué. Et j’y ai choisi le chant, pour une raison très simple – et je suis honnête avec vous : il y aurait moins de pratique qu’en instrument ! Dans le cadre de ce programme, j’ai tenu un rôle dans l’opéra Le Nozze d Figaro de Mozart et Cendrillon de Jules Massenet au cégep lui-même. J’ai pu également jouer dans La Veuve joyeuse à la Société d’art lyrique du Royaume. Et après avoir été lauréate au Concours de musique du Canada, avoir obtenu quelques récompenses en argent sonnant et des encouragements, y compris de mes parents, j’ai fait le pari du chant et décidé de plonger. Je me disais toutefois que si cela ne devait pas fonctionner, je prendrais au moment opportun une autre direction, et, qui sait, reviendrait à la science, à la physique, qui m’a toujours intéressée !
J’ai opté pour la Faculté de musique de l’Université McGill pour me retrouver dans un milieu international et pour perfectionner mon anglais. Je m’y suis cherchée très tôt, m’y suis un peu perdue et j’y ai vécu un creux de vague. L’adaptation à la ville a été difficile et le fait de me consacrer uniquement à la musique l’a été encore davantage. Mais je suis revenue en force. J’y ai appris à maîtriser ma voix et avoir confiance en moi-même. J’ai passé trois ans à McGill et ensuite j’ai été résidente à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal. Mais, c’est vraiment à Juilliard que j’ai trouvé le confort vocal, avec l’aide de ma professeure de chant Edith Bers. Celle-ci m’a fait découvrir le naturel de ma voix. Et m’a inculqué l’essentiel, ce qui m’anime aujourd’hui : le plaisir de chanter. Tout part du plaisir de chanter, chez moi. La chanteuse professionnelle que je suis devenue doit y revenir sans cesse, éprouver ce plaisir, pour mieux le partager. Chanter sans obsession de la perfection, chanter dans un but expressif. Chanter procure d’ailleurs un plaisir physique et une sensation de bien-être. Chanter peut être aussi libérateur que thérapeutique. Tout le monde devrait chanter !
On sait que la vie d’une chanteuse est faite de très nombreux voyages et déplacements, de séjours prolongés dans des chambres d’hôtels, et sans doute aussi, de grands moments de solitude. Comment fait-on pour se retrouver et se garder des moments à soi ?
Je me sens chez moi un peu partout maintenant. La valise devient la maison, renfermant ce qui m’importe. Lorsque je séjourne à l’étranger, je réserve une chambre d’hôtel à moins de deux kilomètres de la salle de répétitions et de la salle de concert afin de m’accorder le temps pour regarder ce qui m’entoure et bien entendu, m’offrir de la détente en marchant. Je peux marcher jusqu’à quatre ou cinq kilomètres par jour. J’ai aussi fait du vélo… au Japon et à Amsterdam bien sûr !
La solitude ne me fait plus peur. Je suis même bien dans ma solitude. Au quotidien, mes journées sont très structurées. Le matin doit commencer avec l’expresso, sinon la journée ne commence jamais ! Puis, il y a les mots croisés et la correspondance. Je ne suis pas si mal avec le retour des courriels ! En après-midi, il y a la musique, les pratiques avec accompagnement, qui se prolongent parfois en soirée.
Vous avez déjà chanté avec Plácido Domingo qui vous a dirigée comme chef ? Est-il une source d’inspiration ? Quels sont les autres artistes lyriques avec lesquels vous aimez travailler, qui comptent parmi vos idoles ?
Plácido Domingo est la personne la plus inspirante que je connaisse. Il a encore de l’énergie pour quarante personnes ! Je me rappelle l’avoir vu au Metropolitan Opera (Met) de New York, lors d’une générale en costume de La traviata, alors qu’il avait chanté la veille dans Simon Boccanegra à l’Opéra de Vienne. Curieusement, j’étais aussi, comme lui, à Vienne et à New York, à quelques heures d’intervalle. Et alors que je me sentais fatiguée et victime du décalage horaire, j’ai rencontré le septuagénaire Domingo dans les coulisses du Met débordant quant à lui d’énergie et qui, tout souriant, m’interpella : « Ah ! Julie ! Te revoilà ! » Une grande leçon de vie…
Parmi les autres personnes avec qui j’ai aimé travailler, je pense au ténor polonais Piotr Beczala, un être chaleureux, également énergique. J’ai eu tant de plaisir à côtoyer les sopranos américaines Susan Graham, la grande francophile, et Renée Fleming, dont la gentillesse est légendaire. Travailler avec notre compatriote, le chef Yannick Nézet-Séguin, est si agréable, car il est aussi dans son art et le plaisir. Il valorise les gens, il fait le meilleur avec ce qu’on lui offre. On sent chez lui aussi l’amour de son métier. Les grands sont toujours dans l’amour et le plaisir du métier.
Et s’agissant des idoles, mon premier contact avec le chant lyrique a été avec Cecilia Bartoli. C’est vraiment Bartoli qui a été mon coup de coeur. À dix-huit ans, je me suis dit que je pourrais peut-être faire comme elle ! Que j’en serais capable ! Bon, après… il y a quand même un monde entre Bartoli et moi, mais je ne me débrouille pas si mal !
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