Critiques

Chants Libres – Hiroshima mon amour, l’opéra caché dans le film

Chants Libres – Hiroshima mon amour, l’opéra caché dans le film

Marie-Annick Béliveau (Marguerite Duras), Ellen Wieser (Elle) et Yamato Brault-Hori (Lui)
Photographie: Valérie Remise

Le 27 mai dernier, le Festival TransAmériques s’est fait le lieu de création mondiale de l’opéra Hiroshima mon amour, sur une musique de la compositrice australienne Rósa Lind et un livret du metteur en scène québécois Christian Lapointe. Élaborée à partir du texte de Marguerite Duras – considérablement épuré, comme M. Lapointe nous l’a mentionné en entrevue –, l’œuvre se présente non pas comme une adaptation, mais plutôt comme une mise en abyme du processus d’écriture de Duras. Lors de la création, celle-ci était interprétée par Marie-Annick Béliveau (mezzo-soprano), alors que les deux personnages principaux du récit étaient respectivement joués par la soprano Ellen Wieser et le performer vocaliste Yamato Brault-Hori.

Christian Lapointe nous a mis face à un dispositif scénique extrêmement dense et efficace, les musicien·nes étant placé·es à l’arrière-scène, côté jardin, et les chanteur·euses se partageant l’espace de l’avant-scène et de l’arrière-scène côté cour. Un écran translucide départageait l’avant et l’arrière de la scène. Cet écran peut être considéré comme un personnage à part entière, étant utilisé pour projeter des scènes du film d’Alain Resnais, mais aussi des agrandissements en temps réel et sous différents angles de l’action se déroulant sur scène, donnant à cette dernière une qualité cinématographique, grâce au travail du cinéaste Karl Lemieux.

Le synopsis parcourait quant à lui différents tableaux tirés du film, explorant successivement l’impossibilité pour les personnages de parler d’Hiroshima, la douleur provoquée par leur séparation imminente et les réminiscences chez le personnage féminin d’un amour impossible passé. Les temporalités se superposent, les lieux aussi, dans une sorte de flou qui rappelle l’inexorabilité de l’oubli : les personnages et leur autrice se trouvent à la fois à Hiroshima et à Nevers, la ville d’origine d’« Elle », où les souvenirs enfouis prennent leur origine.

Une précision s’impose d’emblée : je n’ai pas vu le film d’Alain Resnais (honte sur moi). Cette posture néophyte comporte néanmoins l’avantage de m’avoir permis d’aborder l’opéra avec un regard neuf et de me demander si celui-ci se suffisait en lui-même. C’est tout à fait le cas, dans la mesure où on appréhende la proposition collective de Lind, Lapointe, Chants Libres et du Quatuor Bozzini comme un tout indivisible. Il s’agit en effet d’une œuvre de théâtre lyrique de très belle tenue, qui traduit bien la densité, le temps suspendu, le non-dit et la tension inhérents au récit de Duras. L’utilisation par Lapointe du texte de cette dernière fonctionne à merveille, celui-ci convenant tout à fait aux exigences de narration mais aussi d’évocation propre au livret d’opéra. On comprenait tout, sans qu’on nous l’explique. C’est une chose trop rare en création lyrique contemporaine, où les livrets sont souvent banals et dénués de toute poésie. Cela a déjà été dit : Duras avait elle-même affirmé qu’en creux, son scénario constituait un propos d’opéra. Encore fallait-il le montrer. Ça a été fait, et la démonstration a été convaincante.

Yamato Brault-Hori (Lui) et Ellen Wieser (Elle)
Photographie: Valérie Remise

C’est toutefois sur le plan musical que le bât blesse. On a reconnu dans la musique de Lind cette tendance presque généralisée, en création lyrique, à tout écrire en style récitatif. Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes : à la longue, c’est ennuyant. Outre quelques belles envolées vocales dans la partition de Wieser, la musique m’est apparue uniformément languissante. Il y avait pourtant tant à exprimer dans ce texte. En entrevue, Christian Lapointe avait affirmé qu’en opéra, le livret peut se permettre de faire du sur-place, comme c’est la musique qui avance. C’est complètement l’inverse qui s’est produit sur les planches de l’Usine C : le texte était le moteur de l’œuvre, la musique était à la traîne. Soulignons que ceci n’a rien à voir avec la performance des instrumentistes, qui ont offert un socle solide aux interprètes ; les couleurs instrumentales engendrées par la combinaison du quatuor à cordes, de la flûte, de la harpe, de la clarinette et des percussions étaient d’ailleurs souvent très intéressantes. Mais la musique n’avançait pas.

Soulignons toutefois la chance que nous avons eue de voir cette partition assurée notamment par Ellen Wieser, à la fois lumineuse et tragique dans le rôle d’« Elle ». Sa voix brillante et agile, de même que l’intensité de son jeu, ont rendu à merveille les tiraillements vécus par le personnage, dans son présent comme dans sa relation tumultueuse à son passé. Marie-Annick Béliveau était elle-même très convaincante en Duras, qui venait par moments superposer sa voix à celle d’« Elle » : comme Duras, Béliveau tenait l’histoire entre ses mains, tout en s’y mouvant comme personnage à part entière. Comme me l’a souligné l’amie qui m’accompagnait ce soir-là, Duras était elle-même un personnage, et il était beau de la voir devenir, sous les traits de Béliveau, actrice de son propre opéra. Yamato Brault-Hori était quant à lui très loin de sa zone de confort, tant sur le plan musical que théâtral : il semblait véritablement à l’étroit dans sa partition et dans son rôle. M. Lapointe avait mentionné en entrevue l’intérêt de l’altérité musicale qu’incarne Brault-Hori – altérité qui est au cœur de la relation entre « Elle » et « Lui » –, celui-ci ne venant pas du chant lyrique, mais plutôt de la performance et du folk-rock. C’est sans doute vrai en principe, mais il aurait fallu que la partition lui permette d’incarner pleinement cette altérité : si sa partie vocale était plus sobre et moins lyrique que celle de Wieser, cela n’a pas suffi à créer un espace dans lequel il pouvait montrer de quoi il était capable artistiquement.

Hiroshima mon amour

Opéra de Rósa Lind sur un livret de Christian Lapointe, d’après le scénario de Marguerite Duras

Production
Chants Libres
Représentation
Usine C, dans le cadre du Festival TransAmériques , 27 mai 2025
Direction musicale
Marie-Annick Béliveau, Isabelle Bozzini
Instrumentiste(s)
Isabelle Bozzini (violoncelle), Stéphanie Bozzini (alto), Clemens Merkel (violon), Alissa Cheung (violon), David Therrien-Brongo (percussions), Victor Alibert (clarinette), Antoine Malette-Chénier (harpe), Yuki Isami (flûte)
Interprète(s)
Ellen Wieser (Elle), Yamato Brault-Hori (Lui), Marie-Annick Béliveau (Marguerite Duras)
Mise en scène
Christian Lapointe, Karl Lemieux (performance cinématographique)
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