Critiques

CRITIQUE - Sublime musique et profonds questionnements

CRITIQUE - Sublime musique et profonds questionnements

Photographie : Brenden Friesen

Quelques mois après la présentation de l’œuvre de Symon Henry, Le désert mauve (voir la critique que j’ai rédigée pour l’œuvre parue dans L’Opéra – Revue québécoise d’art lyrique, nº 31, Hiver 2023), une autre création vient ébranler les fondements de l’opéra pour le questionner et en proposer une vision renouvelée. Annoncée comme une œuvre « non narrative, expérimentale et bilingue », L'écoute du perdu de la compositrice montréalaise Keiko Devaux est foudroyant de beauté, mais soulève des questions profondes sur le genre de l’opéra.

Quiconque a déjà entendu la musique de Devaux connaît son admirable habileté à marier une esthétique toute contemporaine – faite de réflexions sur la matière sonore, le bruit, le grain du son – à des épisodes d’un lyrisme désarmant, d’émotion profonde. L’écoute du perdu est une œuvre de la même veine. On y retrouve des passages rappelant le bruit blanc des radios (ce qui fait certainement référence à des concepts de Guglielmo Marconi, une inspiration de l’œuvre) qui amarre les voix et les instruments dans des textures sonores aux résonances sensibles, émouvantes. On y entend une certaine influence des chatoiements et frémissements propre à la musique de Salvatore Sciarrino, compositeur avec qui Devaux a d’ailleurs travaillé. On oserait faire un rapprochement, tant esthétique que philosophique, avec l’œuvre de Sofia Gubaidulina. Dans les notes de programme, la compositrice explique s’intéresser au « lien émotionnel au son, la manière de retenir les événements sonores et la musique en mémoire », et force est de constater que sa partition vise juste : le discours est cohérent avec le résultat, tout en ouvrant vers un espace d’interprétation propre à chaque auditeur.

Et puis vient cet épisode d’une sublime beauté. Un grand solo de soprano, au cœur de l’œuvre, qui bouleverse l’âme et nous laisse bouche bée. Un arrêt du temps, une suspension de nos repères. Un souffle lyrique qui fait penser à certaines œuvres d’Arvo Pärt ou encore de Giya Kancheli, mais on aurait envie de dire « en mieux », parce que ces ressemblances sont transcendées par une personnalité musicale unique, puissante dans sa simplicité et désarmante par sa sensibilité presque naïve. L’ombre de Claude Vivier plane sur cet univers sonore, et on ne s’en plaindra pas!

D’une impressionnante unité, l’œuvre d’une heure est un envoûtement constant, une parenthèse de béatitude. La production soignée était servie par des interprètes vocaux aux profils contrastants, mais à l’implication profonde. Soulignons l’excellente performances des musiciens de l’ensemble Paramirabo, qui s’investissaient avec panache dans cette partition qui, assurément, leur tenait à cœur.

Mais une grande question s’impose à nous : en quoi est-ce un opéra ? On ne remet absolument pas en question le travail sensible et raffiné de la metteure en scène Marie Brassard et de son équipe de concepteurs (vidéo méditatif de Karl Lemieux, fabuleuses lumières de Lucie Bazzo), mais on a l’impression que tout cela n’était pas nécessaire. L’œuvre musicale se tient en elle-même et n’a aucunement besoin d’être mise en scène. Une représentation en concert serait tout aussi satisfaisante pour l’auditeur.

En misant sur une non-narrativité, Keiko Devaux se défile des impératifs d’une représentation théâtrale. Or ses voix ne sont pas des personnages, ils n’incarnent rien sur scène, ils ne sont que les passeurs du discours, au même titre que les instrumentistes. De plus, les textes sont d’une essence poétique si abstraite que la mise en espace des chanteurs et des musiciens ne participe aucunement à leur compréhension. Prenant la parole avant la performance, la compositrice signalait que parfois, la perception des mots n’était pas la priorité de sa démarche (d’ailleurs, quel plaisir de pouvoir lire les excellents textes de Daniel Canty, Kaie Kellough et Michaël Trahan reproduits dans le programme, car en l’absence de surtitre, et devant un tel traitement musical, ils nous auraient échappé totalement).

On a plutôt affaire ici à un oratorio, ou encore à une symphonie lyrique. D’ailleurs, la forme de l’œuvre – en mouvement, et non en scène ou en acte – couplée à l’impressionnante unité du discours, nous donne à penser que la conception symphonique est plus appropriée pour qualifier ce spectacle. Néanmoins, on songe à cette tendance où l’on voit des metteurs en scène et des chorégraphes qui présentent des œuvres vocales – allant des Passions de Bach aux Requiem de Mozart ou de Verdi, en passant par la Symphonie nº 2 de Mahler – dans un déploiement scénique propre à l’opéra et on se dit, sommairement et un peu bêtement, que ce n’est pas parce qu’un spectacle scénique est chanté que c’est un opéra. Par son interconnexion entre musique, poésie et enrobage visuel, L’écoute du perdu ressemble plus à une « performance », dans la définition qu’en donne le monde des arts visuels. Encore une fois, l’utopie de l’art total est ici exploré avec de grands espoirs et, fort heureusement, avec une sensibilité et une pertinence qui parle au public, malgré sa forme expérimentale.

Avec cette création de grande qualité, Keiko Devaux pose plusieurs questions sur le genre lyrique. Si elle n’a pas nécessairement trouvé la réponse (mais au fond, est-ce qu’il n’y en a vraiment qu’une seule?), elle a assurément beaucoup de choses à dire, et elle le dit avec une grande maîtrise et une vive émotion.

Keiko Devaux, Marie Brassard, Jeffrey Stonehouse, Jennifer Szeto
Photographie : Brenden Friesen

L’écoute du perdu

Opéra de chambre de Keiko Devaux, textes de Daniel Canty, Kaie Kellough et Michaël Trahan
ENS : Ensemble Paramirabo

Production
Ensemble Paramirabo, Musique 3 femmes et Le Vivier
Représentation
Fonderie Darling, Montréal , 3 février 2023
Direction musicale
Jennifer Szeto
Interprète(s)
Sarah Albu, Frédéricka Petit-Homme, Raphaël Laden-Guindon
Mise en scène
Marie Brassard
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