CRITIQUE - L’opéra comme utopie, l’utopie comme moteur de création
Photographie : Philémon Crête
Symon Henry crée depuis quelques années des œuvres multidisciplinaires et protéiformes, mais surtout des œuvres baroques et rocambolesques qui étonnent et questionnent. C'est que l'artiste explore non seulement la musique, mais aussi l'art visuel et la poésie. De cette transdisciplinarité de l'acte créatif émerge une forme d'utopie de ce qu'est l'art et de ce qu'est l'expérience du concert, du spectacle. Déjà, sa création L'amour des oiseaux moches (2020) – une mise en musique et en scène de son recueil éponyme de poésie – dévoilait un désir utopique d'englober tout, de créer un univers complet et complexe qui vibre avec les rhizomes unissant les différentes disciplines. Aborder la forme de l'opéra était donc une étape logique dans son parcours créatif.
Il faut comprendre ici le terme d'opéra dans sa définition large d'art total, il faut donc en accepter les déclinaisons nouvelles aux regards de la forme traditionnelle de l'opéra. Car chez Symon Henry, il n'y a rien de traditionnel!
Avec Le désert mauve, Symon Henry va encore plus loin dans la surabondance des genres, dans les idées foisonnantes et dans la surenchère sensorielle. L’œuvre se présente comme une expérience immersive, une sorte de happening où les voix, les musiciens et la projection des partitions graphiques habitent l'espace où le spectateur est inévitablement englobé par l’œuvre.
Un élément central dans l'univers de Symon Henry : la musique est interprétée à partir de partitions graphiques – visuellement splendides – qui sont projetées et face auxquelles les chanteuses et musiciens interprètent en interaction constante. Cette esthétique, qui fait place à beaucoup de liberté chez les musiciens, permet de créer des univers sonores étonnants, désincarnés face aux perceptions temporelles, mais viscéralement puissants dans l'expression. La recette fonctionne : l'artiste la peaufine depuis plusieurs années et réussit à s'entourer d'interprètes aussi aventureux que profondément expressifs. Le résultat musical n’en est que plus impressionnant tant la cohésion de cet univers devient étonnamment limpide – et je dis « étonnamment », car rien n’était gagné d'avance dans un tel contexte !
Photographie : Marco Dubé
Si la limpidité du rendu musical impressionne, elle est mise à mal du point de vue dramatique. C’est que le roman de Nicole Brossard, paru en 1987, explore diverses possibilités narratives et conceptuelles. Le livre est en trois parties : une première qui est un roman en soi que Mélanie, la protagoniste de la seconde partie, lira et voudra traduire, traduction que l’on découvre dans la troisième partie du livre. Cette mise en abîme de l’écriture et du récit – et la réécriture d’un même récit – est magistralement déployée dans l’œuvre romanesque de Brossard. L’adapter à l'opéra, et qui plus est dans une formule aussi éclatée, est certes logique avec les intentions de l'écrivaine, mais engendre de grands défis pour les artistes, ainsi qu’une couche de complexité pour le spectateur.
Certaines scènes sont très réussies. Je pense à celle où les phrases du premier livre côtoient celle de la traduction en simultanée. Ici, la clarté du concept côtoie le délice de comparer les deux textes d’un même récit, et de prendre conscience d’à quel point quelques mots suffisent pour relater le monde avec des perceptions et des expériences de vie diverses. Mais comment se retrouver parmi ce dédale de points de vue subjectifs, ces personnages visités et revisités, et comment prendre conscience de la répercussion de ce livre dans la vie de la protagoniste ? En toute honnêteté, j’étais au cœur de la lecture du roman lorsque j’ai assisté au spectacle : la trame était donc limpide parce que celle du livre m’était fraîche à l'esprit. Mais je ne sais pas si le spectateur vierge de l’œuvre a bien compris les différentes strates du (des) récit(s).
Que reste-t-il de ce désert mauve ? Les mots sublimes de Brossard. L’imaginaire de Symon Henry qui se déverse comme une corne d’abondance. Mais il n’en demeure pas moins que c’est avant tout une expérience : expérience des sens, des perceptions, de la rencontre des artistes vivants et des spectateurs enveloppés par tant de talent et d’énergie. D’ailleurs, Le désert mauve tel qu’il a été présenté n’est pas à proprement parler une œuvre achevée : Symon Henry souhaite le développer, le prolonger et surtout le présenter dans une expérience immersive plus élaborée. Peut-être que dans ce contexte nouveau, le récit de Brossard prendra un nouvel envol. Peut-être que le spectateur y découvrira des angles insoupçonnés. Assurément, l’expérience sera aussi déstabilisante qu’enrichissante.
Oui, l’opéra comme art total peut prendre des formes étonnantes. Le désert mauve en est un exemple flamboyant, et une proposition certes déroutante, mais riche et profonde à qui osera tendre l'oreille.
Le désert mauve
Opéra de Symon Henry, d'après le roman de Nicole Brossard
Production : Coproduction entre le Projet DIG! (Différences et inégalités de genre dans la musique au Québec) et Symon Henry/Ensemble Ad Lib
- Production
- Représentation
- Ausgang Plaza, Montréal , 15 octobre 2022
- Direction musicale
- Symon Henry
- Instrumentiste(s)
- Benoît Fortier (cor), Julie Houle (tuba), Émilie Mouchous (Korg), Alexandra Tibbitts (harpe), Rémy Bélanger de Beauport (violoncelle), Ana Dall’Ara-Majek (électronique et thérémine)
- Interprète(s)
- Virginie Mongeau, Talia Fuchs, Elizabeth Lima