Critiques

LE PLAISIR SOUVERAIN : NICANDRO E FILENO DE PAOLO LORENZANI

LE PLAISIR SOUVERAIN : NICANDRO E FILENO DE PAOLO LORENZANI

(Photo: @ Gilles Brissette)

En septembre 1681, Louis XIV assistait avec beaucoup de plaisir à la création de Nicandro e Fileno, une courte pastorale de Paolo Lorenzani. On s’imagine le bon roi, entouré de sa cour dans la Galerie des Cerfs de Fontainebleau, pouffer de rire à la vue des déboires de deux vieillards libidineux et de quelques bergers passablement niais. Trois cent trente-six ans plus tard, le 23 novembre 2017, la même gaieté résonnait entre les murs du Monument-National à Montréal. Pour la première fois depuis sa création, l’opéra de Lorenzani reprenait vie, et ce à l’initiative des ensembles Les Boréades de Montréal et Le Nouvel Opéra.

Deux principes semblent avoir présidé à la réalisation : le plaisir et le goût des contrastes. La félicité se rencontre partout, de la conception des costumes (parfois extravagants, amples et colorés) à la moindre inflexion des chanteurs et des comédiens. L’écriture du prologue et des intermèdes théâtraux par Joël da Silva, en particulier, illustre la toute puissance du plaisir dans cette production. Le Duc de Nevers, poète en panne d’inspiration, fait la rencontre d’une muse un peu trop portée sur l’alcool et l’ambroisie (en l’espèce, l’ambroisie se roule et se fume), qui lui offre de stimuler sa créativité. De folles aventures s’ensuivent, au cours desquelles se succèdent boutades, pitreries et jeux de mots, dans une ambiance très proche de la commedia dell’arte. Joël da Silva s’est visiblement beaucoup amusé à écrire ce texte, et le public, grâce au jeu senti des comédiens, a de bon coeur partagé son plaisir.

Pascale Beaudin (soprano), Dominique Côté (baryton) et Jean-Marc Salzmann (baryton) dans Nicandro e Fileno (@ Gilles Brissette)

De la même manière, le goût des contrastes traverse le Nicandro des Boréades. La scénographie recourt abondamment aux oppositions de couleurs : de longs étendards noirs recouverts de pétales rouge vif s’érigent ci et là ; se détachant d’un fond de scène complètement noir, des cordons orange, bleu et rose, suspendus au plafond, offrent à l’oeil de vives saillies ; des gerbes de fleurs, fixées sur roulettes, transpercent l’obscurité environnante… Autre contraste : la musique ancienne de Lorenzani (sur instruments d’époque: violes de gambe, théorbe, clavecin, etc.) tisse un arrière-plan toujours plein de raffinement à des personnages truculents et résolument contemporain– les bergers Eurillo et Lidio, par exemple, semblent tout droit sortis de notre époque avec leurs chemises, vestes et pantalons modernes. De toute évidence, les Boréades se sont plu à cultiver les oppositions. Ils ont confectionné un bouquet de fleurs contrastées, excentriques, tout à fait dans le goût baroque!

Quelques mots sur le personnage de Cupidon (interprété par la danseuse Stéphanie Brochard), le seul qui appartienne à la fois au monde des bergers et au monde parallèle des intermèdes. Il joue le rôle d’un commentateur. À cette fin, il s’épuise en pantomimes expressives et loufoques. Il rappelle beaucoup, la parole en moins, la petite coccinelle du bédéiste Gotlib qui, de case en case, distribue commentaires humoristiques, voire sarcastiques, sur les autres personnages. Quant à ses chorégraphies, elles sont admirables d’inventivité, mariage heureux et surprenant de hip hop et de danse baroque. Les chanteuses et chanteurs nous semblent avoir été merveilleusement bien sélectionnés, au regard de la différenciation des personnages. Chacun donne à entendre une voix parfaitement distincte. Aussi Filli (Suzie Leblanc), la jeune bergère amoureuse de Lidio, dégage-t-elle une belle fragilité, mêlée de tendresse, à laquelle la flûte de Colpron parfois fait écho, d’une manière très sensible, alors que sa rivale, Clori (Pascale Beaudin) a dans le timbre quelque chose de plus charnel et de plus ferme. Dans le même esprit, Eurillo (Dominique Côté) atteste un grand contrôle des volumes et, en certains endroits, un chant très uni, tandis que Lidio (Philippe Gagné) a la voix plus frêle, mais aussi plus marbrée à ce qu’il nous a paru, par la diversité des coloris qu’il projette. Le tout est accompagné d’une direction d’orchestre claire. Les lignes des violons, en particulier, sont droites et nettes.

Pour peu qu’il n’ait pas dédaigné de rire un bon coup, tout esthète devrait ainsi avoir été enchanté par ce spectacle et y avoir éprouvé un plaisir souverain.

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