CODA- Crescendo ou un marathon musical à l’Opéra de Paris...
ou Comment transformer une déception en une expérience musicale intense et en un marathon allant crescendo ?
Quand j’avais programmé, en 2018, ma conférence sur le populisme dans les œuvres de Giuseppe Verdi et Richard Wagner à l’EHESS de Paris, je m’étais arrangée pour que mon calendrier de travail me permette d’entendre trois fois La Tosca à l’Opéra Bastille, avec Jonas Kaufmann dans le rôle de Mario Cavaradossi. Les représentations étaient programmées en premier lieu avec Anja Harteros, puis avec Martina Serafin et enfin avec Sonya Yoncheva (qui devait être remplacée juste avant la représentation par Elena Stikhina).
Mon projet était de suivre Kaufmann dans son interaction avec ces sopranos d’intensités interprétatives différentes. Harteros et Kaufmann, sur scène, ont donné vie à une collaboration hors du commun : de Lohengrin à Don Carlos, de La force du destin à André Chénier, de La Tosca au récent Othello. J’avais aussi eu l’occasion de voir, à Paris, son Lohengrin avec Serafin et son Don Carlos avec Yoncheva.
Les interprétations de Kaufmann priment toujours par cette rigueur qui est la sienne, qui fait émerger la fragilité humaine. En effet, ayant suivi le ténor depuis de nombreuses années, je suis toujours intriguée par cette particularité qui émerge de chacune de ses représentations : une émotion particulière y tient le premier rôle et prend le pas sur les autres. « C’est la vie », me répond Jonas Kaufmann avec ce rire qui a médusé le monde entier ces quinze dernières années, quand je lui demande le pourquoi de ces diverses tonalités émotives. « La vie peut te lier tout à coup à une émotion qui l’emporte sur les autres. Don Carlos ou Lohengrin, Des Grieux, André Chénier ou don José sont pour sûr des personnages construits sur des passions fortes, fils conducteurs de l’œuvre qui prennent des formes diverses selon l’interprétation de la mise en scène. Et puis un jour, dans un moment où l’on se sent plus vulnérable, ou au contraire plus rationnel ou plus émotif, la structure de la passion forte s’effrite et une émotion différente devient le personnage principal de la scène le temps de cette seule représentation ». C’est le mérite de l’interprète que de filtrer les émotions contraires engendrées par la vie réelle. Une possibilité quelque peu fascinante, par laquelle l’interprétation humaine et subjective du ténor échappe à la conduite du metteur en scène.
Jonas Kaufmann
Speranza Vana, puisque Jonas Kaufmann a dû annuler les premières représentations, puis toutes les autres, à la suite d’un accident qui l’a contraint à un repos d’un mois… Et La Tosca à l’Opéra Bastille devient une boîte de Pandore où se mêlent jugements et réactions des plus divers. Méfiante et peu enthousiasmée par les différentes interprétations (à l’exception de quelques prestations d’Anja Harteros et Marcelo Puente) et par la direction musicale peu convaincante, j’ai eu le temps de redécouvrir l’intense beauté de l’œuvre, diapason d’une originalité de Giacomo Puccini qui n’en finit pas de nous émerveiller. La déception s’est, par chance, progressivement transformée en une réflexion sur ce joyau musical. Je reste très critique quant au Cavaradossi de Vittorio Grigolo, manquant de nuances et recherchant des effets de public de stade : une standing ovation du public a sans doute confondu excès et qualité. Et aussi quant à la fumeuse et contradictoire mise en scène de Pierre Audi : hétérogénéité des modes, entre excès de réalisme, symbolismes qui transforment le suicide de Tosca en un éloignement vers un ailleurs… wagnérien, et une lecture du pouvoir temporel de l’Église comme lieu monolithique et sans les contradictions de la violence qui sont au cœur de la papauté.
Par chance, mon « mai parisien » privé de l’intelligence lumineuse de Jonas Kaufmann a reçu la compensation de nombreuses autres expériences musicales plus heureuses. Aux trois Tosca s’est ajouté le plaisir et la surprise d’une Flûte enchantée vraiment délicieuse. Déjà parfaitement construite par Robert Carsen dans les années 90 mais cette fois-ci avec une distribution de jeunes voix, pour la plupart françaises. Un joyau soutenu par la superbe exécution d’Henrik Nànàsi, qui semble avoir appris d’Anthony Pappano l’excellence de l’équilibre entre les exigences de l’orchestre et celles des chanteurs – tous très bons, avec un coup de cœur pour le Papageno de Florian Sempey et la Pamina de la jeune mais déjà extraordinairement mature Vanina Santoni.
Pour poursuivre le marathon, une Force du destin, avec la « science interprétative » de Harteros et les débuts à Paris du ténor Brian Jagde, qui a été une bien agréable surprise. Le timbre est un peu métallique dans les aigus mais assez intrigant. Patente est l’ambivalence entre timbre de la voix et langage du corps : il reste inexpressif dans les nuances et dans le jeu de scène. Il est difficile de faire des comparaisons, mais comment oublier la récente Force du Destin à Londres avec Kaufmann, Terzier et Netrebko ou, en remontant davantage dans le temps, ma première Force (nous sommes en 1958… à peine adolescente…) avec, dans les premiers rôles, Corelli, Tebaldi, Bastianini. Ce n’est certes pas une œuvre facile ; même fragmentée et hétérogène, elle reste à mon avis extraordinaire. Mais je suis très perplexe du choix de déplacer l’ouverture au deuxième acte. Il est du ressort de la célèbre ouverture de lier les diverses tensions. Considérer le premier acte un prélude aux évènements ne justifie pas, selon moi, cette coupure. Il est du ressort de la célèbre ouverture de lier les diverses tensions. La version proposée à Paris rapporte explicitement guerres et batailles au Risorgimento italien. À plus d’un siècle d’écart, elle synthétise dans un scénario explicite le Viva V- E – R – D -I qui fut le slogan inventé par les patriotes italiens pour dissimuler Viva Vittorio Emanuele re d’Italia. Un peu trop simpliste, peut-être, cette lecture, au regard de la complexité de l’œuvre verdienne.
Et pour finir, le véritable privilège d’avoir pu assister, à l’Opéra Garnier, à la répétition du Don Giovanni, programmé du 8 juin au 13 juillet. Une après-midi inoubliable, où la collaboration entre le chef d’orchestre Philippe Jordan et le metteur en scène Ivo Van Hove (qui réalise, après Boris Godounov, sa deuxième mise en scène pour l’Opéra de Paris), en harmonie avec Jan Versweyveld, responsable des décors et lumières, a montré ce que pouvait être un vrai travail d’équipe. Un engagement fort et in progress, un timbre splendide du baryton Étienne Dupuis en Don Juan, un brillant Leporello de Philippe Sly ont confirmé la présence de plus en plus forte, parmi les interprètes aussi bien chevronnés que débutants, des artistes du Québec et du Canada sur la scène lyrique internationale. Ad Maiora !