Entre traditions, mœurs et pressions sociales : Jenůfa, d’hier à aujourd’hui
Photo de couverture : Marie-Adeline Henry (Jenůfa) et Katarina Karnéus (Kostelnička dans Jenůfa, Opéra de Montréal, 2025
C’est le samedi 22 novembre que l’Opéra de Montréal présentait sa deuxième production de la saison 2025-2026, l’opéra Jenůfa du compositeur tchèque Leoš Janáček. Une première dans la province en près de 30 ans! C’est également l’Opéra de Montréal qui avait présenté l’œuvre pour la dernière fois, en 1997. L’institution devait produire cet opéra en novembre 2020. Mais comme bien des projets de l’époque, les représentations ont été annulées, puis reportées.
Jenůfa de Janáček est créé en 1904, après près de 10 ans de composition. Son histoire nous plonge dans un village soumis à des traditions religieuses et des mœurs très rigides de la Moravie du XIXe siècle. La protagoniste, la jeune Jenůfa, se trouve plongée dans le déshonneur alors qu’elle est enceinte de son amant Števa, et que ce dernier, volage et imbu de lui-même, refuse de prendre ses responsabilités. Kostelnička, la belle-mère de Jenůfa, cache alors cette dernière pour lui éviter les jugements du village. À la naissance de leur bébé, Števa refuse toujours d’épouser la jeune femme. C’est alors que Kostelnička commet l’infanticide du nouveau-né pour sauver les honneurs de sa famille et assurer un meilleur avenir pour sa belle-fille. Le récit met ainsi en lumière le poids de la pression sociale, des coutumes et du déshonneur familial à travers un drame abominable, mais intemporel.

Isaiah Bell (Števa) et Marie-Adeline Henry (Jenůfa) dans Jenůfa, Opéra de Montréal, 2025
Pour sa production, l’Opéra de Montréal a choisi la mise en scène du cinéaste canadien Atom Egoyan, laquelle avait déjà été présentée en 2017 au Pacific Opera Victoria avec, cette fois-ci cependant, un bien plus grand effectif artistique. Le choix d’impliquer les villageois (le chœur) avec leurs habits traditionnels dans plusieurs des scènes de l’œuvre, et ce, même quand il s’agissait de moments privés, a permis un rappel judicieux et constant de la pression sociale et religieuse ainsi que du déshonneur auxquels faisait face la famille de Jenůfa. Un seul bémol a été observé à travers cette mise en scène : les quelques costumes contemporains ainsi que l’utilisation d’un téléphone intelligent et d’égoportraits pour insinuer la pression de performer et de se montrer sous notre meilleur jour dans notre quotidien actuel. Si l’idée de souligner une continuité de la pression des mœurs d’hier à aujourd’hui a paru intéressante, le manque d’accessoires à cet effet a plutôt mené à une certaine incohérence artistique et temporelle.
En ce qui a trait à la prestation, les artistes de la distribution de cette production ont véritablement offert une brillante performance, tout à fait exceptionnelle et dramatique. La soprano française Marie-Adeline Henry, qui interprétait Jenůfa, a tenu son rôle avec énormément de sensibilité et d’habileté. Sa prestation marquait avec justesse le courage de son personnage. Le ténor Isaiah Bell, qui incarnait Števa, a quant à lui offert un jeu théâtral et musical remarquable et ce, de son entrée sur scène jusqu’à la toute fin. Ses actions et ses airs effectués dans la désinvolture l’ont bien ancré dans le rôle son personnage irresponsable. De son côté, le ténor Lituanien Edgaras Montvidas qui incarnait Laca – aussi un prétendant problématique de Jenůfa –, a offert une interprétation juste et remarquable.
Il faut attirer l’attention sans retenue sur la prestation qu’a offerte la Suédoise Katarina Karnéus dans la peau de Kostelnička, la belle-mère prête à l’infanticide pour protéger sa belle-fille. La mezzo-soprano a livré un jeu dramatique irréprochable, nous montrant tout d’abord un côté autoritaire et froid, puis un autre rongé par la peur, l’honneur souhaité pour sa belle-fille – questionnable, on s’entend, mais quand même – et les remords de son geste. Elle a chanté avec énormément de virtuosité, de générosité et de coffre.

Jenůfa, Opéra de Montréal, 2025
Du côté de la fosse, l’Orchestre Métropolitain dirigé par Nicole Paiement a été excellent. L’ensemble a interprété l’œuvre avec musicalité et sonorité sans pour autant écraser les voix sur scènes, un problème qui est pourtant fréquent dans la Salle Wilfrid-Pelletier, et ce tant dans son entièreté que dans les passages en solo au violon.
N’offrant pas d’histoires grandiloquentes aux sentiments romantiques exacerbés, le récit réaliste et surtout bouleversant de l’opéra Jenůfa parle et touche profondément. Il nous rappelle malgré nous les histoires de villages d’antan, les vices de leurs habitants et habitantes ainsi que leurs blessures, et ce à travers les prismes des pressions sociales et religieuses, des traditions et des cultures dont on réalise qu’elles ne sont pas si éloignées de nos propres passés et nos réalités.
À travers cette œuvre, l’Opéra de Montréal a offert un spectacle grand, sensible et intelligent, qui mérite d’être observé et écouté.
Photographie : Vivien Gaumand
Jenůfa
Opéra et livret de Leoš Janáček
- Production
- Opéra de Montréal
- Représentation
- Wilfrid-Pelletier , 22 novembre 2025
- Direction musicale
- Nicole Paiement
- Instrumentiste(s)
- Orchestre Métropolitain, Choeur de l'Opéra de Montréal
- Interprète(s)
- Marie-Adeline Henry (soprano), Katarina Karnéus (mezzo-soprano), Edgaras Montvidas (ténor), Isaiah Bell (ténor), Mikelis Rogers (baryton), Megan Latham (mezzo-soprano), Colin Mackey (baryton), Camila Montefusco (mezzo-soprano), Tessa Fackelmann (mezzo-soprano), Justine Ledoux (mezzo-soprano), Odile Portugais (soprano), Bridget Esler (soprano), Ellita Gagner (soprano)
- Mise en scène
- Atom Egoyan

