CRITIQUE - Dans la fabrique de l’œuvre

Marion Newman (Miss Chief Eagle Testickle), dans The Miss Chief Cycle, salle Bourgie, 2025
En ce 30 septembre, journée nationale de la vérité et de la réconciliation, la salle Bourgie présentait un événement on ne peut plus à propos : la première mondiale d’extraits d’un opéra en devenir, The Miss Chief Cycle, œuvre née de l’imaginaire de l’artiste Cri Kent Monkman.
L’événement est programmé en lien avec l’exposition regroupant les toiles monumentales de Monkman au musée des Beaux-Arts de Montréal. Néanmoins, l’œuvre de l’artiste est beaucoup plus vaste et diversifiée. Certes, sa production dans le domaine de la peinture est certainement ce qui marque le plus les esprits, surtout avec son talent irrévérencieux et militant dans le détournement des discours coloniaux que véhicule la grandiloquence traditionnellement associée à ce genre pictural. Mais Monkman est un touche-à-tout qui explore aussi le cinéma, l’installation, la performance et l’écriture. Il est d’ailleurs le coauteur, avec Gisèle Gordon, du livre The Memoirs of Miss Chief Eagle Testickle : A True and Exact Accounting of the History of Turtle Island. Ce personnage, déjà présent dans son travail pictural, prend vie sous forme littéraire. De là à le transposer à l’opéra, il ne restait qu’un petit pas à franchir...
L’artiste aborde l’opéra un peu comme un réalisateur crée un film, en s’entourant de collaborateurs. C’est une pensée typique des artistes multidisciplinaires, et on a l’impression que pour Monkman, l’opéra est une extension de sa pensée créatrice en art visuel. Cette démarche est certes intéressante, apportant son lot de nouveautés créatrices, mais elle pose néanmoins des questions cruciales. Tout comme un film est l’œuvre de son réalisateur, l’opéra est l’œuvre d’un compositeur. Or, The Miss Chief Cycle s’annonce déjà comme l’opéra de Kent Monkman, et non celui de Dustin Peters, qui en est le compositeur. Cela n’est pas anodin, et il semble que ce processus de « dépossession » du compositeur face à l’opéra soit de plus en plus courant. Une réflexion sur cet enjeu devrait se faire, et vite !
Néanmoins, ce qui nous était proposé à la salle Bourgie était particulièrement enthousiasmant.

Marion Newman (Miss Chief Eagle Testickle), Caitlin Wood (Religieuse), The Miss Chief Cycle, salle Bourgie, 2025
Il faut garder à l’esprit que l’œuvre est en processus de création. Ce qui nous était proposé regroupait trois scènes et sa présentation n’est certes pas la version finale du projet, à peine est-ce une première ébauche d’un travail scénique et interprétatif.
La musique, d’abord, est déjà très prometteuse. Le langage très consonant de Dustin Peters est particulièrement bien adapté à la voix. Le rythme des paroles se déploie dans des gestes lyriques amples et généreux, et la partition exploite à merveille les voix et leurs caractérisations dramatiques. Pour ce « laboratoire », il a été choisi de présenter la musique avec trois musiciens de l’OSM (flûte, alto et trombone) qui jouaient avec le reste de l’« orchestre », ce dernier étant une simulation électronique diffusée par le système de son de la salle. Un choix étrange, voire discutable : nous sommes plus souvent habitués à entendre la réduction de l’orchestre au piano pour ce genre d’événement. Ici, l’équilibre entre musiciens live et la bande n’était pas toujours heureux. L’exercice a néanmoins l’avantage (encore faut-il avoir une certaine expertise d’écoute dans le domaine) de laisser entrevoir une orchestration colorée et des effets musicaux en adéquation avec le drame. On ne peut qu’avoir hâte d’entendre le résultat final, interprété par de vrais musiciens !
L’autrice du livre, Gisèle Gordon, propose quant à elle une langue claire et efficace, teintée de fantaisie et d’humour qui fait mouche avec la partition de Peters. Pour l’instant, les trois scènes présentées laissent entrevoir diverses rencontres entre le personnage principal, Miss Chief Eagle Testickle, et des protagonistes à la vision coloniale qui menacent, consciemment ou pas, l’essence et la nature des peuples autochtones. Le ton n’est pas moralisateur et jongle avec aisance entre l’humour et le drame, l’espoir et le tragique. Le fantastique est aussi de la partie, puisque notre protagoniste est un être légendaire bispirituel qui voyage à travers le temps pour guider les humains vers un idéal d’harmonie, d’adelphité et d’amour.
Bien sûr, il ne s’agit pour l’instant que de trois scènes. Il restera à voir si l’œuvre, une fois complétée, poursuivra dans l’enchaînement de ces rencontres variées, au risque de sombrer dans un spectacle anecdotique, ou si au contraire un réel drame se développera, avec ses arcs de tensions et de résolutions. Mais pour l’heure, le ton, l’humour, la poésie et la musique qui nous sont proposés sont très concluants.

Laurent Bergeron (Le peintre), Marion Newman (Miss Chief Eagle Testickle), The Miss Chief Cycle, salle Bourgie, 2025
Sous la direction du compositeur, musiciens et interprètes se sont exécutés dans une performance sobrement mise en scène. Dans le rôle-titre, la mezzo-soprano Marion Newman a démontré beaucoup d’aplomb et de caractère. Il faut dire que son personnage est riche et a un grand potentiel scénique. Caitlin Wood a prêté sa voix à Wîsahkêcâhk, frère légendaire du personnage principal, pour ensuite incarner dans la troisième scène une religieuse, et démontrant un potentiel impressionnant d’incarner deux personnages aux univers diamétralement opposés. Le cas de Laurent Bergeron est intéressant. Visiblement très à l’aise sur scène, il possède une voix à la projection et à la technique plus proche du théâtre musical, voire de la musique pop. Ce n’est pas inintéressant comme choix de distribution, mais on sent vite certaines limites de l’instrument face aux exigences de la partition.
À la suite de la performance musicale, une table ronde a eu lieu durant laquelle les artistes ont souligné l’importance pour des créateurs autochtones de pouvoir raconter leurs propres histoires dans leurs médiums artistiques respectifs. Propos très justes, mais nous aurions aimé en savoir plus sur l’œuvre en cours de création : ses origines, ce vers quoi elle se développera, ce qu’elle peut représenter. Il faudra assister à l’opéra achevé pour le découvrir.
Photographie : Julien Vieillard-Baron
The Miss Chief Cycle
Extraits d’un opéra en processus de création
- Production
- Salle Bourgie et Orchestre Symphonique de Montréal
- Représentation
- Salle Bourgie , 30 septembre 2025
- Direction musicale
- Dustin Peters
- Instrumentiste(s)
- Florence Laurain (flûte), Victor Fournelle-Blain (alto), Charles Benaroya (trombone)
- Interprète(s)
- Marion Newman (Miss Chief Eagle Testickle), Caitlin Wood (Wîsahkêcâhk et La religieuse), Laurent Bergeron (Le peintre)
- Livret
- Gisèle Gordon et Kent Monkman