CRITIQUE - Carmen ou la liberté à tout prix

Christophe Gay (Escamillo) et Stéphanie d'Oustrac (Carmen)
Photographie: Jessica Latouche
C’est dans le cadre du Festival d’opéra de Québec que, pour la cinquième fois de son histoire, l’Opéra de Québec a présenté l’un de ses gros vendeurs, Carmen de Bizet. Le moment était bien choisi, puisque 2025 souligne à la fois les 150 ans de la création de l’œuvre et de la mort de son compositeur, à seulement 36 ans. Après plusieurs étés difficiles – et ce, malgré la qualité des opéras à l’affiche – le Festival a atteint ses objectifs : le public a répondu massivement présent lors de la première.
Cette reprise de l’opéra s’est effectuée dans sa version originale, c’est-à-dire avec dialogues parlés, comme c’est le cas pour un opéra-comique, et non avec les récitatifs d’Ernest Guiraud. Pour les habitués de l’œuvre, cette Carmen avait de quoi surprendre puisque toute allusion pittoresque à une Espagne de type « carte postale » a été supprimée. Nicola Berloffa qui, en 2023, avait signé à Québec une originale mise en scène de Lucie de Lammermoor, a audacieusement transposé Carmen dans les années 1940-1950, dans une sorte de far-ouest imaginaire, au milieu de nulle part. Il voulait clairement se concentrer sur les personnages, si bien cernés par Bizet, et sur le triangle amoureux qui allait aboutir à un féminicide. Plus bourgeoise qu’ouvrière, avec ses talons aiguilles en pleine montagne, sa Carmen est à la fois provocante et sensuelle, impitoyable avec les hommes et sincèrement amoureuse le temps que dure sa passion. Dès la fin du 2e acte, Don José laisse entrevoir une violence possessive n’augurant rien de bon. La douce Micaëla est tout sauf mièvre : elle ne manque pas de tempérament, tant face aux soldats qu’à Don José sous l’emprise de Carmen, et les soldats, citadins et cigarières créent une faune souvent enthousiaste et criarde et très – trop ? – agitée. À noter les interprétations que l’on peut tirer de cette foule au 3e acte : hommes, femmes et enfants, bagages en main et bien habillés, rappelaient les Français qui, durant la Seconde Guerre mondiale, fuyaient la zone occupée. Plus près de nous, comment ne pas voir en cette traversée à travers les montagnes des « passeurs » escortant des migrants en quête d’une nouvelle vie...
La scénographie signée Michele Taborelli et les éclairages de Valerio Tiberi répondent aux intentions de Berloffa, puisqu’ils s’en tiennent à un décor minimal et surtout pas espagnol, consistant, durant les quatre actes, en une voie ferrée croisant une route. Une toile peu inspirante en noir et blanc et d’immenses rideaux blancs, mal accrochés, tenant lieu de montagne, représentent le parcours et le fief des contrebandiers. Seule diversion, à l’acte II, la taverne de Lillas Pastia, américanisée pour les circonstances. Cette atmosphère tristounette baigne dans une sorte de brouillard. Visuellement, Québec méritait mieux que cela ! Et j’oserais avancer que la mise en scène de Berloffa et la musique de Bizet, sans contexte espagnol, auraient pu se dispenser de décors...

Christophe Berry (Don José) et Stéphanie d'Oustrac (Carmen)
Photographie: Jessica Latouche
La distribution vocale, entièrement francophone, a réuni des chanteurs français et québécois dont plusieurs ont déjà été invités par l’Opéra de Québec. C’est le cas du ténor français Christophe Berry, qui fut en mai dernier un remarquable Manrico (Il trovatore). Don José lui va comme un gant : sa voix puissante et équilibrée dans tous les registres lui a permis de faire passer le brigadier déchu et ensorcelé par Carmen à travers toute la gamme d’émotions. Parti d’un certain romantisme dans l’intense « La fleur que tu m’avais jetée » et dans ses affectueux duos avec Micaëla, il gravit au 3e acte les échelons du désespoir, pour exploser dans le final. Saisissant !
La mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac a été un bon choix pour incarner l’insolente et insoumise Carmen, car elle ne manque pas de tempérament et se sert de son corps comme de sa voix pour séduire et humilier Don José, ou pour se pâmer devant Escamillo. Longtemps associée à la musique baroque, ayant chanté avec Les arts florissants de William Christie, d’Oustrac en a conservé une souplesse naturelle et un sens du phrasé qui lui permettent de tirer son épingle du jeu dans certains passages moins confortables du registre grave. J’ai particulièrement apprécié sa danse bohémienne du 2e acte, suivie d’une sainte colère à l’égard de Don José (« Taratata ! C’est le clairon qui sonne ») et sa confrontation finale avec ce dernier.
Christophe Gay, un autre chanteur français que l’on a vu au Festival d’opéra dans Roméo et Juliette (2023) et dans La vie parisienne (2024), ne m’a pas semblé idéal pour le rôle d’Escamillo : malgré une belle diction et un jeu intéressant, son baryton plutôt léger peinait à s’imposer dans le grave, surtout dans l’air célèbre du Toréador. On le retrouvera fort heureusement cet automne dans un rôle sans doute plus approprié, avec la Cenerentola de Rossini.
Mon coup de cœur de la soirée fut la soprano québécoise Carole-Anne Roussel, une des lauréates du Concours Reine Elisabeth (Belgique) 2023. Je la suis depuis plusieurs années et je reste à chaque fois impressionnée par sa capacité à entrer avec un grand naturel dans la peau de ses personnages et de maîtriser parfaitement sa voix – et quelle voix ! Micaëla a trouvé en elle une interprète idéale, à la fois fragile et résolue à ramener Don José à sa mère mourante.
De solides chanteurs québécois complétaient la distribution : soulignons particulièrement Jean-Philippe Mc Clish, baryton-basse, en lieutenant Zuniga courtisan en vain Carmen ; Geoffroy Salvas, baryton (le Dancaïre) et Emmanuel Hasler, ténor (le Remendado), les deux contrebandiers sur lesquels repose le passage des marchandises – ou des migrants –, et les deux compagnes de Carmen, la soprano Odéi Bilodeau (Frasquita) et la mezzo-soprano Florence Bourget (Mercédès). Nous avons eu droit à de remarquables quintettes de bohémiennes et de contrebandiers, ainsi qu’à un trio des cartes à la fois badin et dramatique.
Le chœur de l’Opéra de Québec, auquel se sont joints des enfants – pas seulement pour la relève de la garde du premier acte, mais aussi pour les deux derniers – a été très bien préparé par Catherine-Élisabeth Loiselle. Tous avaient fort à faire, vocalement et scéniquement, entre les ouvrières se crêpant le chignon, les soldats, les gamins, les contrebandiers, la foule en délire se jetant sur Escamillo comme des « groupies » sur Elvis ! Au 2e acte, le chœur a notamment livré avec les solistes un superbe hymne final à la liberté. Dirigé de main de maître par Jacques Lacombe, l’Orchestre symphonique de Québec a mis en évidence les qualités de ses solistes, notamment dans l’entr’acte avec flûte et harpe préludant au 3e acte.
Carmen
Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy
- Production
- Festival d'opéra de Québec
- Représentation
- Salle-Louis-Fréchette du Grand Théâtre de Québec , 30 juillet 2025
- Direction musicale
- Jacques Lacombe
- Instrumentiste(s)
- Orchestre symphonique de Québec; Chœurs de l’opéra de Québec
- Interprète(s)
- Stéphanie d’Oustrac (Carmen), Christophe Berry (Don José), Carole-Anne Roussel (Micaëla), Christophe Gay (Escamillo), Odéi Bilodeau (Frasquita), Florence Bourget (Mercédès), Geoffroy Salvas (Le Dancaïre), Emmanuel Hasler (Le Remendado), Jean-Philippe Mc Clish (Zuniga), Olivier Bergeron (Morales), Robert Huard (Lillas Pastia)
- Mise en scène
- Nicola Berloffa