Critiques

Festival de Lanaudière - L’incoronazione di Poppea : Amoral et délicieux

Festival de Lanaudière - L’incoronazione di Poppea : Amoral et délicieux

Photographie: Studios Équinoxe

Pour son édition 2025, le Festival de Lanaudière offre à son public la chance d’assister non pas à un, mais à deux concerts de la Cappella Mediterranea, l’ensemble baroque internationalement réputé du chef argentin Leonardo García Alarcón. C’est à sa version de concert de l’ultime opéra de Monteverdi, L’incoronazione di Poppea (1642), que j’ai assisté le 6 juillet dernier; les spectateur·trices enthousiastes auront pu renouveler l’expérience de l’ensemble lors de son concert « Monteverdi et les sept péchés capitaux », deux jours plus tard. Soulignons un aléa de la vie d’interprète qui a fait le plus grand bonheur des festivalier·ères ce dimanche après-midi, soit le remplacement à pied levé de l’un des violonistes de l’ensemble, aux prises avec une tendinite, par la Québécoise Pascale Giguère, notamment connue comme premier violon solo des Violons du Roy.

C’est une histoire bien amorale que celle du Couronnement de Poppée. Néron (Nicoló Balducci) entretient une relation de concubinage avec Poppée (Sophie Junker) et souhaite répudier son épouse, l’impératrice Octavie (Mariana Flores), afin de pouvoir vivre son amour au grand jour. Il est sourd aux avertissements du philosophe Sénèque (Edward Grint), qui y voit un grand danger pour la gouvernance de Rome. Néron envoie un de ses soldats pour exiger de Sénèque qu’il meure, ce à quoi consent le philosophe, par un étrange mélange de résignation et de sagesse. Parallèlement, le noble Othon (Christopher Lowrey), premier époux de Poppée, se retrouve éconduit : elle a choisi l’empereur. La tristesse d’Othon est en partie apaisée par la déclaration d’amour de Drusilla (Lucía Martín Cartón), une dame de la cour, mais il ne peut passer outre son amour déçu. On le retrouve à l’acte 2, se demandant comment il a pu ne serait-ce que songer à tuer Poppée pour se venger. Pour Octavie, l’épouse délaissée, c’est bien plus qu’une pensée : elle ordonne à Othon de tuer Poppée, en se déguisant en femme (tactique implacablement efficace à l’opéra, allez savoir pourquoi). Othon prend les habits de Drusilla et s’apprête à commettre le meurtre commandé, mais l’Amour intervient pour le freiner. Othon fuit, mais il est vu dans sa fuite par Arnalta (Samuel Boden), la nourrice de Poppée, qui le prend pour Drusilla. Cette dernière est condamnée pour la tentative d’assassinat, et accepte de porter le blâme. Mais Othon avoue être le coupable; Néron le condamne à l’exil et Drusilla est autorisée à le suivre. Octavie est aussi condamnée à l’exil pour avoir ourdi le complot, Néron et Poppée peuvent donc s’aimer comme ils l’entendent : Poppée est la nouvelle impératrice.

Sympa, non ? Ce que l’histoire ne dit pas – mais qui était probablement connu de l’auditoire vénitien du XVIIe siècle –, c’est que Poppée mourra enceinte quelques années plus tard, possiblement sous les coups d’un Néron furieux. L’Amour, vous dites ? Le Couronnement peut en ce sens être interprété comme une critique du régime politique romain, sous le couvert de l’ironie, d’un point de vue vénitien républicain, ce qui est tout à fait fascinant. Ce qui l’est d’autant plus, c’est la capacité de Monteverdi à faire ressortir en musique toute la profondeur et la complexité des affects de ses personnages : Néron est un autocrate égoïste et insouciant, et il est aussi sincèrement amoureux de Poppée – on a presque envie de se réjouir avec eux sur le délicat air final « Pur ti miro, pur ti godo », dans lequel les amants déposent leur amour libéré. La détresse d’Octavie est profonde et réelle, mais elle se meut en soif de vengeance : l’impératrice déchue est perdante sur toute la ligne – la soprano argentine Mariana Flores aura d’ailleurs été impériale du début à la fin. La sagesse de Sénèque ne le sauvera pas : elle le mènera à accepter son funeste sort, bien qu’il soit insensé – magnifique air « Amici è giunta l’hora » interprété avec stature par le baryton-basse britannique Edward Grint, accompagné par un solide trio formé de Boden, Contaldo et François.

La Cappella Mediterranea
Photographie: Studios Équinoxe

C’est un excellent concert que nous ont offert García-Alarcón, la Cappella Mediterranea et ses solistes, tout en finesse et en nuance, à travers une mise en espace épurée et efficace. L’irritant principal de cette performance aura pour moi relevé de la performance du ténor lyrique léger britannique Samuel Boden, excellent chanteur à n’en pas douter, mais qui a gardé un œil sur sa tablette durant absolument tout le concert : de quoi décrocher à de multiples reprises. Boden n’était pas de la tournée aux Pays-Bas, certes, mais c’était aussi le cas de l’Américain Christopher Lowrey, d’Edward Grint et de la Française Juliette Mey – je souligne que cette dernière a été l’un de mes coups de cœur, pour son aplomb tant vocal que théâtral (je l’avais déjà beaucoup aimée dans The Fairy Queen, avec les Arts florissants, lors de l’édition 2024 du Festival). Pourtant, aucun d’entre eux n’a eu besoin d’avoir le nez rivé à ses partitions. Il y avait par ailleurs quelque chose d’un peu bric-à-brac dans la performance de Boden : quelques couacs vocaux ici et là dans les passages plus virtuoses, surtout en fin de concert, et Boden alternait les perruques moches pour signifier ses changements de rôle, généralement d’une vieille nourrice à l’autre. Le stéréotype de la femme vieille est suffisamment prégnant en opéra, comme nous l’ont montré quelques airs introduisant les affres du vieillissement féminin, soit le duo comique de l’acte 2, dans lequel le valet se moque de la vieillesse et de la laideur d’Arnalta, et l’air final de cette dernière, « Oggi, oggi sarà Poppea di Roma imperatrice », dans lequel elle se réjouit de manière un peu risible de son accession aux sphères impériales : nul besoin d’en rajouter. Soulignons aussi quelques soucis ponctuels de justesse du côté des cordes, ainsi que la tendance de certains interprètes à garder les yeux fermés pendant qu’ils chantaient (ouhou, nous sommes encore là!) : je pense notamment à Lowrey, mais aussi à Junker (Poppée), qui a eu les yeux clos dans presque tout « Pur ti miro », alors que Nicoló Balducci – très convaincant en despote égocentrique – est resté bien présent pour le public tout au long de l’air. On avait été prévenus que Junker se remettait d’un gros virus : cela n’a en rien influencé sa performance, autrement tout à fait naturelle et sensible. Incarnée par Junker, il ne nous serait pas venu à l’esprit de détester Poppée.

Sophie Junker (Poppée)

Bref, malgré les réserves émises plus haut, la Cappella Mediterranea nous a offert un concert tout à fait réjouissant, rendant sans aucun doute justice à une grande œuvre, d’une beauté et d’une humanité déconcertantes à bien des égards. Cela valait bien le retour à Montréal sous une pluie diluvienne, les quatre phares allumés, à 80 kilomètres heure sur l’autoroute.

L’incoronazione di Poppea

Opéra de Claudio Monteverdi sur un livret de Giovanni Francesco Busenello, d’après Tacite

Production
Festival de Lanaudière
Représentation
Ampithéâtre Fernand-Lindsay , 6 juillet 2025
Direction musicale
Leonardo García Alarcón
Instrumentiste(s)
Cappella Mediterranea
Interprète(s)
Sophie Junker (Poppea), Nicolò Balducci (Nerone), Mariana Flores (Ottavia, Virtú), Christopher Lowrey (Ottone), Edward Grint (Seneca), Samuel Boden (Arnalta, Nutrice, Damigella, Famigliare I), Lucía Martín Cartón (Fortuna, Drusilla), Juliette Mey (Amore, Valletto), Valerio Contaldo (Lucano, Soldato I, Famigliare II, Tribuno), Riccardo Romeo (Liberto, Soldato II, Tribuno), Yannis François (Mercurio, Littore, Famigliare III)
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