CRITIQUE - Der Kaiser von Atlantis au Nouvel Opéra Métropolitain : Faire œuvre de mémoire
Der Kaiser von Atlantis, Nouvel Opéra Métropolitain, 2024
Photographie : Charles Mercier
Quelle merveilleuse idée de programmer Der Kaiser von Atlantis (L’Empereur de l’Atlantide) au Nouvel Opéra Métropolitain (NOM), le nouveau volet lyrique du Festival Classica qui en est cette année à sa deuxième saison ! Écrite en 1943 dans le camp de concentration de Theresienstadt (Terezín) par le compositeur Viktor Ullmann et le librettiste Peter Kien, qui sont tous les deux morts un an plus tard à Auschwitz, cette œuvre unique, qu’on entend rarement sur scène (et plus rarement encore à Montréal), est une magnifique allégorie sur la paix et le respect de la vie, doublée d’une critique virulente du totalitarisme. C’était un choix de programmation rêvé pour le 6 juin 2024, jour du 80e anniversaire du débarquement de Normandie – comme l’a souligné Jaap Nico Hamburger dans la conférence introductive sur laquelle s’ouvrait la représentation.
Présenter une telle œuvre comporte cependant un certain nombre de défis, le premier d’entre eux étant d’en proposer une mise en contexte qui permette de bien comprendre sa portée à la fois artistique et historique, sans tomber dans le voyeurisme. La conférence d’introduction était malheureusement bien loin d’atteindre cet objectif : des photos d’Auschwitz y étaient juxtaposées à un panorama passablement approximatif de l’histoire de la musique, qui remontait jusqu’au Moyen Âge et se rendait, au-delà d’Ullmann, jusqu’à la Symphonie pour orchestre de chambre no 1 « Remember to Forget » de Hamburger lui-même, proposée en complément de programme après Der Kaiser von Atlantis.
Un autre défi est celui de la langue : présenter un opéra en allemand avec une distribution entièrement francophone – conformément à la mission francophile annoncée au moment du lancement du NOM par son fondateur, Marc Boucher – nécessite un coaching de diction qui, de toute évidence, a été ici insuffisant. Particulièrement dérangeants dans les passages parlés (nombreux dans cet opéra), les accents toniques mal placés empêchaient souvent de comprendre le texte, et certaines erreurs de prononciation généraient carrément des contresens. Le fait que les chanteurs et chanteuses soient majoritairement installé·e·s derrière l’orchestre n’aidait pas à rendre le livret compréhensible, ce qui était d’autant plus embêtant que les surtitres, petits et flous, étaient difficiles à lire.
L’interprétation musicale et vocale était heureusement d’une grande beauté – en particulier le travail de timbres de l’Ensemble Caprice dirigé par Matthias Maute, qui a su tirer parti avec une merveilleuse délicatesse de l’instrumentation inhabituelle choisie par Ullmann (qui devait composer avec les instruments disponibles au camp, dont certains, comme l’harmonium et le banjo, sont peu courants à l’opéra). Les voix, globalement très belles, ont trouvé une harmonie magnifique dans le chœur final, un choral méditatif inspiré du fameux Ein’ feste Burg de Martin Luther, et dans lequel la voix de Sophie Naubert (Bubikopf, ou « La Fille coiffée à la garçonne ») semblait flotter au-dessus d’un ensemble particulièrement unifié.
Emmanuel Hasler (Un soldat) et Sophie Naubert (Bubikopf ou La fille coiffée à la garçonne/Un soldat), dans Der Kaiser von Atlantis, Nouvel Opéra Métropolitain, 2024
Photographie : Charles Mercier
Ce moment aurait été parfait si la représentation – en « version concert + », pour reprendre la formulation choisie dans le programme – n’avait pas été accompagnée d’une projection proposant une vision trop littérale de l’opéra. Il est utile ici de résumer en quelques mots l’intrigue de Der Kaiser von Atlantis : l’Empereur de l’Atlantide, Overall, suscite l’irritation de la Mort en déclarant une « guerre de tous contre tous ». Face à cette charge de travail exagérée, la Mort se met en grève, et n’accepte de reprendre du service que si Overall consent à mourir le premier – ce qu’il fait, au soulagement général.
Le chœur final de l’opéra est ainsi une ode à la mort, vue non seulement comme le soulagement bienvenu des souffrances humaines, mais aussi comme une partie intégrante de la vie, qui lui donne toute sa valeur en la rendant éphémère (à condition, bien sûr, que les humains ne viennent pas s’en mêler en s’entretuant). C’est là un message d’une grande profondeur, et d’une portée qui dépasse de loin la dimension – évidente par ailleurs – de critique de la guerre mortelle menée par Adolf Hitler. Il est dommage que ce chœur si réussi sur le plan musical ait été accompagné d’une représentation graphique hyperréaliste d’une ville détruite par la guerre, qui lui imposait une interprétation univoque et terre-à-terre – dans la continuité de l’ensemble de la projection, qui s’ouvrait sur des images de chemin de fer et de miradors de camp de concentration alors que le premier tableau de l’opéra est censé se dérouler dans un lieu indéterminé.
S’il aurait été souhaitable de laisser un espace interprétatif plus grand aux mots de Kien et à la musique d’Ullmann (qui parlent amplement pour eux-mêmes), il n’en demeure pas moins que cette représentation a eu l’immense mérite d’introduire le public montréalais à une œuvre aussi importante que peu connue, en offrant une interprétation extrêmement réussie sur le plan musical. On ne peut qu’espérer que le NOM réitérera ce type d’expérience !
Der Kaiser von Atlantis oder die Tod-Verweigerung
Opéra de Viktor Ullmann sur un livret de Peter Kien
ORC : Ensemble Caprice
Artiste numérique : Matthieu Thoër, pour Lumifest en cavale
Illustrations : Maxime Bigras
- Production
- Nouvel Opéra Métropolitain (NOM)
- Représentation
- Salle Claude-Champagne , 6 juin 2024
- Direction musicale
- Matthias Maute
- Interprète(s)
- Pierre-Yves Pruvot (Empereur Overall), Florence Bourget (Le Tambour), Sophie Naubert (Bubikopf ou La fille coiffée à la garçonne/Un soldat), Tomislav Lavoie (Le Haut-parleur), Eric Laporte (Arlequin), Emmanuel Hasler (Un soldat), Frédéric Caton (La Mort)
- Mise en espace
- Isabeau Proulx Lemire