CRITIQUE - L’Homme qui rit : Élans, passions et tourments
Photographie : Bruno Petrozza
C’est passablement à bout de souffle que je suis arrivée au sommet de la côte de l’avenue Vincent-d’Indy le 31 mai, après une athlétique ascension sur ma fidèle bicyclette, pour assister à la première mondiale de L’Homme qui rit d’Airat Ichmouratov et Bertrand Laverdure, présentée dans le cadre du Festival Classica. Cet essoufflement n’a cependant été que de courte durée et a rapidement cédé le pas à une certaine excitation : j’estime beaucoup Airat Ichmouratov comme musicien, c’était réjouissant pour moi que d’assister à la création de son opéra et à l’inauguration du Nouvel Opéra Métropolitain, nouvelle branche du Festival Classica. Le synopsis était intrigant, et la distribution, très prometteuse. Il fallait un peu de volonté pour se plonger dans la Londres grise d’un hiver du XVIIIe siècle, suivant le décor planté dans son roman par Victor Hugo, alors qu’il faisait 30 degrés Celsius et un soleil de plomb à l’extérieur. Mais allez, ce n’est pas tous les jours qu’on crée un opéra à Montréal.
Avec l’orchestre sur scène et les interprètes devant, face à leurs lutrins, une mise en scène sobre s’annonçait, les changements de lieux étant soutenus par des projections sur les murs de la salle, illustrées par Maxime Bigras, dans une conception numérique de Matthieu Thoër. Le récit gravite autour de Gwynplaine (Janelle Lucyk, puis Hugo Laporte), un enfant mutilé et abandonné, puis recueilli avec la petite Dea (Magali Simard-Galdès) par le forain Ursus (Marc Boucher, également prosodiste de l’événement). La troupe de saltimbanques qu’ils forment avec la jeune Fibi (Sophie Naubert, mon coup de cœur de la soirée) a beaucoup de succès grâce à ses spectacles, ce qui attire l’attention de la duchesse Josiane (Florence Bourget), épouse de Lord David (Antonio Figueroa). Celle-ci convie Gwynplaine à sa demeure, séduite par son étrange difformité – son sourire est distendu par deux incisions de chaque côté de la bouche. Parallèlement, Barkilphedro (Jean-François Lapointe), vil et ambitieux secrétaire de la duchesse, fomente un plan pour révéler à Gwynplaine sa véritable identité, laquelle menace de faire s’écrouler le statut de la duchesse et de son époux. En effet, Gwynplaine est l’héritier direct de Lord Fermain Clancharlie, ce qui le place au-devant de Lord David et de Josiane dans la noblesse. On installe Gwynplaine dans de luxueux appartements, dans lesquels il ne pense cependant qu’à Dea. Accédant à la Chambre des Lords, il s’insurge contre un projet de loi visant à augmenter les gages du mari de la reine (ce qui n’est pas sans rappeler notre propre actualité politique, avouez), et s’enfuit pour retrouver Ursus, Fibi et Dea, qui ont été expédiés au Danemark par bateau. Mais lorsqu’il les rejoint, il est déjà trop tard : Dea se meurt.
Airat Ichmouratov a composé une musique magnifique, d’une actualité incontestable et en même temps tout à fait accessible, dotée d’une qualité cinématographique perceptible dès les premières secondes. Que de souffle, que de mouvement, que d’élans, qui traduisent à merveille la mélancolie, le tourment, la duplicité et la révolte au cœur du propos. Les couleurs de l’orchestre ont pleinement pris vie sous la baguette d’Ichmouratov, qui a dirigé l’orchestre avec une vigueur impressionnante, dès le début de l’opéra – pourtant musicalement assez doux – jusqu’à la fin.
Comme mentionné plus haut, la distribution des chanteur·euses était prometteuse, et celles et ceux-ci n’ont en général pas manqué à cette promesse. Elles et ils ont néanmoins été largement sous-exploité·es sur le plan de la mise en scène. En effet, il n’y a pas beaucoup de place pour l’expression, la relation et le mouvement quand on est immobilisé·es derrière son lutrin. Certain·es interprètes sont parvenu·es à s’affranchir de cette contrainte par le naturel de leur présence scénique – je pense notamment à Bourget, Lapointe et Naubert. Mais on a aussi assisté à des moments de léger malaise, alors que le livret et la musique sous-tendaient mouvement et passion, sans que cela se traduise sur scène. Quand la duchesse Josiane s’éprend de Gwynplaine, l’implore de l’embrasser et que rien ne se produit, les deux interprètes se regardant à peine, on a un peu de mal à y croire. Concluons-en que cette œuvre mérite d’être déployée avec une mise en scène et en espace qui permettra aux interprètes de pleinement livrer le contenu expressif de L’Homme qui rit.
Photographie : Bruno Petrozza
Concernant le livret, une question majeure se pose : qui a kidnappé les surtitres? Loin de moi l’idée de sous-estimer la qualité d’écoute d’un public fort impliqué, mais je ne pense pas me tromper en affirmant que même avec la meilleure volonté du monde, personne n’a compris grand-chose au texte. En a résulté une difficulté certaine à suivre les méandres du récit, jusqu’à la fonction de certains personnages. Sophie Naubert avait beau être excellente, je ne suis pas encore sûre d’avoir compris le rôle joué par Fibi. Ce qui soulève la question de la distribution des airs. Pourquoi avoir fait suivre deux airs de sopranos, attribués de surcroît à des personnages secondaires (Fibi et Dea), avant de faire entendre l’air de baryton de Gwynplaine au deuxième acte? J’aurais également apprécié une plus grande diversité des registres vocaux dans les rôles masculins : trois barytons pour un ténor – aux apparitions plus que sporadiques – me semble un peu déséquilibré.
Quelques mots enfin sur la chute du récit. En effet, je dois admettre que la finale m’a laissée avec l’impression d’un énième remake de La Bohème de Puccini, où la frêle et touchante jeune fille aveugle meurt à la fin. Évidemment, on ne réécrira pas Victor Hugo – le sacrilège. Toujours est-il qu’il y a matière à s’interroger sur les visées de la création quand on ressasse inlassablement les mêmes trames narratives depuis 200 ans. Comme le dirait un comptable très médiatisé : en avons-nous vraiment besoin ? Comprenez que cette question ne concerne pas l’œuvre d’Ichmouratov et Laverdure en tant que telle : nous avons viscéralement besoin de création, et d’un opéra contemporain accessible, ce qui est assurément la plus grande force de L’Homme qui rit. Mais force est d’admettre qu’il y a quelque chose d’un peu lassant dans la répétition de ces schèmes dramatiques, n’en déplaise aux défenseurs d’une prétendue universalité des romans du XIXe siècle. Ces œuvres sont situées historiquement et philosophiquement, autant que vous et moi, et les actualiser constitue un parti pris au même titre que n’importe quelle création expérimentale issue des sphères queers, BIPOC et féministes. Je ne suis pas là pour dicter leurs modalités de création à Ichmouratov et Laverdure, qui ont créé une œuvre d’envergure que l’on veut revoir sur nos scènes, et qui traduit assurément avec la plus grande sincérité les idéaux humains et artistiques qui habitent ses créateurs. Ce que je souhaite, c’est qu’à travers cette création, se poursuive une nécessaire réflexion collective sur ce que cela veut dire que de créer des opéras en 2023.
L’Homme qui rit
Opéra d’Airat Ichmouratov sur un livret de Bertrand Laverdure adapté du roman éponyme de Victor Hugo
ORC : Orchestre du Festival Classica
CHO : Ensemble ArtChoral
- Production
- Nouvel Opéra Métropolitain (NOM)
- Représentation
- Salle Claude-Champagne , 31 mai 2023
- Direction musicale
- Airat Ichmouratov
- Interprète(s)
- Hugo Laporte (Gwynplaine), Janelle Lucyk (Gwynplaine enfant), Jean-François Lapointe (Barkilphedro), Marc Boucher (Ursus), Magali Simard-Galdès (Dea), Florence Bourget (Duchesse Josiane), Sophie Naubert (Fibi), Antonio Figueroa (Lord David)