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CRITIQUE - Club musical de Québec : Le projet Eden de Joyce DiDonato : un ode à la nature

CRITIQUE - Club musical de Québec : Le projet Eden de Joyce DiDonato : un ode à la nature

Joyce DiDonato
Eden
Club musical de Québec, 30 janvier 2023
Photographie:  Le Club musical de Québec / André Desrosiers

À mi-parcours d’une tournée qui a débuté le 2 mars 2022 et qui permettra à 45 auditoires de cinq continents d’y assister d’ici à 2026, le spectacle Eden conçu par la mezzo-soprano américaine Joyce DiDonato était de passage au Québec. Au lendemain d’une première montréalaise présentée, au grand dam de ses organisateurs, devant une Salle Wilfrid-Pelletier très clairsemée, la seconde représentation s’inscrivait dans la programmation du Club musical de Québec et jouait, au grand mérite de sa directrice artistique du Club Marie Fortin, à guichets fermés. Sans doute, le passage de Joyce DiDonatao dans la même salle Raoul-Jobin du Palais Montcalm avec Yannick Nézet-Séguin au piano pour le récital Wintereise n’était pas étrangère à l’engouement pour l’événement pour les mélomanes de la Capitale nationale. Pour les opéraphiles, la récente – et remarquable - prestation de Joyce DiDonato vue dans le nouvel opéra The Hours de Kevin Putts et dans le cadre de la série Met en direct et haute définition rendait incontournable le spectacle Eden.

Présenté comme une initiative à multiples facettes unissant la musique, le théâtre et l'éducation pour aborder la question du lien de l’individu avec la nature, le spectacle Eden vise à rappeler, voire à convaincre, que la musique permet d’explorer les questions relatives à l'appartenance à une Humanité commune et d’envisager la création d’un nouvel Eden, un lieu de délices, dépeint dans la tradition judéo-chrétienne et le livre de la Genèse comme étant le paradis terrestre et l’habitat du premier couple humain.

Il y a certains moments durant le spectacle où l’on se sent transporté dans ce nouvel Eden, et responsable de l’avenir de notre planète. Accompagnée par l’ensemble Il Pomo d'Oro dont la direction est assurée par la violon solo d’origine bulgare Zefira Valova, Joyce DiDonato offre au spectateur des moments de pure beauté, particulièrement lorsqu’elle aborde le répertoire baroque. Dans l’air « Con le stelle in ciel che mai » (Qui a déjà vu le ciel) tiré des Scherzi e canzone du compositeur de la République vénitienne Biagio Marini, l’on se sent emporté par un sentiment d’urgence, mais l’on est aussi séduit par la voix de DiDonato. Celle-ci est à son meilleur également dans l’air Togliero le sponde al maro de l’opéra Adamo ed Eva du compositeur bohémien Josef Mysliveček. Les autres airs de compositeurs baroques italiens, soit ceux de Mario Uccellini (« Sinfonia terza (a cinque stromenti) »), Giovanni Valentini (« Sonata enharmonica ») et Francesco Cavalli (« Piante ombrose ») , sont bien rendus, comme le sont aussi les extraits des opéras Orfeo ed Euridice (« Danza degli spettri e delle furie ») et Ezio (« Misera, dove son! — Ah! non son io che parlo ») de Christoph Willibald Gluck ainsi que de Theodora (« As with rosy steps the morn » de Georg Friedrich Haendel), la seule critique étant que la ligne de chant comporte des vibrations moins discrètes qu’elles ne l’étaient auparavant.

Le programme comporte par ailleurs des pièces tirées du répertoire américain des XXe et XXIe siècles. The Unanswered question de Charles Ives s’intègre judicieusement dans le programme, mais c’est l’un des Eight Poems of Emily Dickenson (« Nature, the Gentlest Mother ») d’Aaron Copland qui est interprété par Joyce DiDonato avec cette musicalité et cette expressivité qui continuent de caractériser son art. Elle rend aussi hommage à une compositrice vivante en chantant la pièce The First Morning of the World de Rachel Portman, commandée pour le spectacle. On s’est par ailleurs interrogé légitimement sur l’opportunité d’inclure des extraits de Rückert-Lieder de Gustav Mahler dans un programme où l’accompagnement est assuré par un orchestre baroque. Mais, contrairement à d’autres, la présence du clavecin ne m’a pas dérangé et j’ai ainsi apprécié, tant en début qu’en fin de concert, l’interprétation des deux lieder choisis par Joyce DiDonato (« Ich atmet’ einen linden Duft!  » (no 2) et « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (no 3)) pour faire entrer la sublime musique de Mahler dans son Eden.

Ce programme musical avait droit à une scénarisation placée sous l’égide de la metteuse en scène française Marie Lambert-Le Bihan, du concepteur d’éclairage américain John Torres et du chorégraphe argentin Manuel Palazzo.  Au milieu de la scène de la salle Raoul-Jobin, Joyce DiDonato se meut dans une sculpture cinétique faite d’arcs métalliques composant deux cercles tournant autour d'une plateforme circulaire. Tantôt debout, parfois agenouillée, souvent couchée sur cette plateforme, auréolée aussi par de magnifiques éclairages, Joyce DiDonato manipule les arcs et se livre à des gestes symbolisant le rapport complexe de l’être humain avec la nature. La nécessité de faire appel à de tels effets visuels et théâtraux est-elle vraiment nécessaire pour susciter l’intérêt du public et l’attirer dans un concert ? La musique n’est-elle suffisamment évocatrice du pouvoir et du mystère de la nature en elle-même ? Quoiqu’il en soit, des concerts concepts sont appelés à se multiplier et à donner lieu à des enregistrements, d’autant qu’ils semblent être un atout pour une nomination à un prix Grammy, l’album « Eden » ayant toutefois baissé pavillon en 2023 devant le CD « Voice of Nature- The Anthropocene » de Renée Fleming et  Yannick-Nézet-Séguin dans la catégorie « Best Classical Solo Vocal Performance » .

Que l’on soit impressionné ou non par le concept, l’on ne peut être insensible à la finale du concert qui met en présence, comme c’est le cas dans chacun des concerts de la tournée Eden, de jeunes choristes. La Maîtrise des Petits chanteurs de Québec - la plus ancienne formation du genre en Amérique du Nord nous rappelait-on dans le programme de soirée - était l’heure élue lors du passage du spectacle dans notre capitale. Sous la direction générale et artistique de Céline Binet et la direction musicale d’Anne Gilbert et entourant Joyce DiDonato, les garçons et filles de 7 à 17 ans de l’École primaire Anne-Hébert et de l’École secondaire Cardinal-Roy ont interprété la chanson Seeds of Hope composée par Mike Roberts à l’occasion du passage de la tournée Eden à Londres. Des moments d’émotion pure, non seulement pour Joyce DiDonato, mais aussi pour ces jeunes à qui la mezzo-soprano parle, avec cette réelle sincérité, et dit penser que ces moments de communion musicale pourraient ne pas être sans influence sur leur vie. 

Joyce DiDonato et La maîtrise des Petits chanteurs de Québec
Eden
Club musical de Québec, 30 janvier 2023
Photographie:  Le Club musical de Québec / André Desrosiers

Et c’est sur l’air « Ombra mai fu », ce magnifique « Largo de Xerxes » de l’opéra Serse de Georg Friedrich, que Joyce DiDonato, toujours entourée de ses jeunes choristes, conclut le spectacle et que le rideau tombe - ou plutôt qu’un public ému, en son Palais Montcalm et sa salle Raoul-Jobin, retourne dans la pénombre.

Joyce DiDonato
Eden
Club musical de Québec, 30 janvier 2023
Photographie:  Le Club musical de Québec / André Desrosiers

Note : Pour ceux et celles qui n’auront pas eu l’occasion d’entendre le spectacle Eden à Montréal et Québec ou ne se trouvent dans une ville où se poursuit « The Eden Tour », un enregistrement des pièces musicales qui y sont présentées est disponible et vous pourrez trouvez des informations sur les pièces, plus nombreuses que celles présentées en spectacle, ici.


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« Eden »

Salle Raoul-Jobin, Palais Montcalm de Québec, 29 janvier 2023

Oeuvres et Airs de Ives, Portman, Mahler, Uccellini, Marini, Myslivecek, Copland, Valentini, Cavalli, Gluck et Händel. 

INT :    Joyce DiDonato (mezzo-soprano)
ORC : Il Pomo d’Oro
CHO : Maîtrise des petits chanteurs de Québec
DM :    Zefira Valova
MES : Marie Lambert Le Bihan

Production
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