CRITIQUE - Les voix autochtones ouvrent la nouvelle saison de l’Orchestre Métropolitain
Sylvia Cloutier et Yannick Nézet-Séguin
Photographie : Sylvain Légaré
La présence, dans la musique des artistes inuit, de la musique des Qallunaat (selon le mot en inuktitut qui désigne les non-Inuit) n’est pas une nouveauté. Exposés à leurs styles en utilisant un moyen détourné (quel qu’il soit) de cassettes et de la télévision, de jeunes musiciens avaient déjà formé, dans les villages du Nord des années 1970, des ensembles de musiques rock et pop. Des chanteuses de gorge se joignirent à l’Orchestre Symphonique de Montréal dirigé par Kent Nagano lors de sa tournée au Nunavik en 2008. Plus près de nous, l’ensemble Oktoécho a publié en 2017 un album où se mêlent chants de gorge, expressions musicales contemporaines et instruments de musique du monde. Le 25 février 2019, la Société de musique contemporaine du Québec présentait en première mondiale Encounters, une œuvre du compositeur d’Ottawa Gordon Williamson interprétée par un ensemble allemand, une accordéoniste et deux chanteuses qui n’exécutèrent pas moins de neuf chants de gorge combinés avec les techniques sonores de la musique dite d’avant-garde. Dans un concert du 16 mars 2019 à Montréal, le Kronos Quartet a programmé une pièce, Sivunittini, composée par Tanya Tagaq et arrangée par Jacob Garchic dans laquelle les sons instrumentaux sont inspirés des sons de gorge. L’Orchestre Métropolitain ne pouvait pas être en reste alors que la présence des artistes inuit est mise de l’avant aussi bien dans les arts plastiques que dans les concerts et à quelques jours de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation (30 septembre 2022). Se pose alors la question de savoir comment l’œuvre d’Elisapie, Nunami nipiit, qui occupa toute la première partie du programme et dont la compositrice a été mise en exergue par sa photo sur la page-couverture du programme, établit le lien entre la musique proposée et l’identité inuit dont l’OM a entendu souligner la présence au seuil de sa nouvelle saison.
Les artistes
Les Inuit sont d’abord présents dans ce concert par le fait que, avant même d’entendre une seule note, on sait que les deux artistes invitées, Elisapie et Sylvia Cloutier, sont des Inuit dont le talent est largement reconnu : la première, originaire de Salluit au Nunavik, a été mise en nomination pour le prix Polaris pour son album trilingue The Ballad of the Runaway Girl ; elle a été récipiendaire de deux Félix au gala de l’Adisq. Sans doute que bon nombre d’amateurs de ce genre de prestations la connaissaient de réputation, car il fallait se référer au programme en ligne pour obtenir ces informations. Sylvia Cloutier, de Kuujjuaq (Nunavik) établie à Iqaluit au Nunavut, mais dont curieusement le nom est absent du programme distribué, est connue pour sa participation à un grand nombre d’événements visant à promouvoir la culture inuit, ici et à l’étranger.
Les textes
Au-delà des personnes, le monde inuit est présent dans l’œuvre programmée grâce aux poèmes en inuktitut mis en musique. « Qanniugum » a été écrit par le poète autochtone Etulu Aningmiuq, décédé en 2016, et les spectateurs peuvent y avoir accès en trois langues dans le programme. Mais, tout comme pour « Una » dont Elisapie est l’auteure, on regrette que ces textes n’aient pas été projetés en surtitre comme ce fut le cas pour les didascalies, bienvenues, de Daphnis et Chloé, substitut de la chorégraphie absente de la présentation du ballet de Ravel en version de concert. En confrontant la musique composée par Elisapie avec ce qu’elle mettait en musique, on aurait pu apprécier davantage la sensibilité qui s’en dégage, en particulier dans « Una », une ode émouvante à sa mère. « La première fois que tu m’as prise dans tes bras, la première fois que tu m’as regardée, je proviens de toi, je t’ai tant attendue… » La suite est tout aussi belle.
La musique
Elisapie et Yannick Nézet-Séguin
Photographie : Sylvain Légaré
En troisième lieu, il faut considérer le rôle joué par la musique du point de vue de ses connotations identitaires. Elisapie (voir photographie) a composé la mélodie vocale et souple qu’elle chante avec le même lyrisme que dans ses enregistrements, et dont la dernière partie, « Una », provoque chez les auditeurs et les auditrices de fortes réactions émotives.
La jeune génération de chanteurs et chanteuses inuit emprunte volontiers son style d’écriture à la musique des Qalunaaat à laquelle elle est profondément acculturée, ainsi qu’en témoigne la ligne vocale qu’elle a composée. Aussi faut-il aller chercher ailleurs le lien entre sa conception musicale de l’œuvre et l’identité inuit : des sons de gorge (je crois avoir reconnu le motif du chant de gorge dénommé « le vilain petit chien ») et la ponctuation de l’énonciation vocale d’Elisapie, par des frappes, régulières ou non, d’un grand tambour (voir photographie de couverture), confiées à Sylvia Cloutier. De plus, l’ensemble de l’exécution musicale est accompagné de figures chorégraphiques simples que l’on retrouve dans les exécutions musicales des autochtones et qui contribuent à la forte expressivité de l’ensemble. Ce sont donc des aspects particuliers de la texture musicale de cette œuvre et de son exécution qui agissent, pour le mélomane occidental, comme des icônes de son appartenance à la culture musicale inuit.
Ajoutons que ces traits de la musique traditionnelle inuit sont intégrés dans le contexte de l’ample accompagnement orchestral et choral, une collaboration de François Vallières et de Jean-Sébastien Williams, dans un style qui tient à la fois du minimalisme américain et de la recherche, surtout dans la deuxième partie, d’une expressivité caractéristique des compositions contemporaines des Qallunaat. Et c’est sans doute dans cette rencontre entre la musique de la culture occidentale et de la musique inuit que réside l’originalité musicale dont Nunami nippit est le témoignage.
Les innovations
En effet, si on se reporte à la soixantaine de disques ou de vidéos de musique inuit publiés avant que la musique occidentale n’exerce son influence, on constate que ces traits particuliers sont détachés de leur signification et de leurs contextes d’origine : ici, l’aspect novateur réside dans le fait que les sons de gorge sont confiés à une voix seule, alors que les chants de gorge sont exécutés, en particulier au Nunavik, par des couples de chanteuses, et dans le fait que Sylvia, originaire du Nunavik, ait recours à un instrument – le grand tambour – qui, lui, est typique du Nunavut et non du Nunavik. En soulignant ces points, je ne suis pas en train de plaider pour que la rencontre d’éléments traditionnels de la musique inuit avec la musique, « sérieuse » ou pop, des Qallunaat soit en quête d’une illusoire fidélité à leurs modèles autochtones. Au contraire, le contact, voire la fusion entre les deux cultures, nous font probablement assister à la naissance d’un nouveau style de compositions qui recourt à une sélection des ressources propres à la musique inuit et les mêle à l’héritage de la musique occidentale. Le début de Nunami nipiit est révélateur de ce que pourrait être le développement de cette orientation : les sons de gorge, rauques, inspirés, expirés, etc., étrangers à notre culture musicale, ne sont jamais si bien intégrés dans la trame orchestrale proposée que lorsqu’ils sont combinés avec des traits d’écriture propres à la musique d’aujourd’hui dite savante. À cet égard, la programmation de cette œuvre au seuil de la nouvelle saison de l’Orchestre Métropolitain a bien contribué aux entreprises contemporaines de réconciliation entre autochtones et Qallunaat.
Aurores orchestrales
Elisapie (Isaac), Nunami nipiit (Échos de la terre), pour voix, chants de gorge, chœur et orchestre : I -« Qanniuguma », poème d’Etulu Aningmiuq ; II - « Una », poème d’Elisapie. Orchestration et arrangement François Vallières ; coarrangement et coécriture, Jean-Sébastien Williams ; Maurice Ravel, Daphnis et Chloé (version intégrale de concert de la musique de ballet, avec sur-titres).
Retransmission en webdiffusion entre le 21 et le 30 octobre 2022
ORC : Orchestre Métropolitain
CHO : Chœur métropolitain et Chœur sénior de l’École de musique Vincent d’Indy
- Production
- Orchestre Métropolitain
- Représentation
- Maison symphonique de Montréal , 25 septembre 2022
- Direction musicale
- Yannick Nézet-Séguin
- Interprète(s)
- Elisapie, Sylvia Cloutier