Critiques

Orchestre symphonique de Montréal- Virée classique 2022 La soprano Jeanine de Bique- Une artiste sensible et habitée par son art

Orchestre symphonique de Montréal- Virée classique 2022  La soprano Jeanine de Bique- Une artiste sensible et habitée par son art

Jeanine de Bique
Virée classique, Orchestre symphonique de Montréal
Concert d’envoi, 10 août 2022
Photographie : Antoine Leito 

Pour sa première Virée classique, le neuvième directeur musical de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) Rafael Payare avait choisi « Aux couleurs des Amériques » pour thème commun des 24 concerts de la neuvième édition de l’évènement et s’était donné comme mission de célébrer « un grand éventail de cultures musicales et littéraires d’Amérique, allant des chants sacrés en langue quechua au tango argentin, de la littérature yiddish à la musique de concert du Québec et Canada ». 

Si l’essentiel de la programmation était consacré à des œuvres instrumentales, le chef Payare y avait inclus une dimension vocale et faisait appel à la soprano Jeanine de Bique. Trois prestations étaient prévues au programme de l’interprète d’origine trinidadienne et donnait l’occasion aux mélomanes de découvrir une interprète dont la carrière internationale est en pleine ascension et dont l’été 2022 aura été marqué par une prise de rôle, celui d’Anaï, dans l’opéra Moïse et Pharaon de Giacchino Rossini au Festival d’Aix-en-Provence. 

Cette volonté de donner une place privilégiée à l’artiste lyrique caraïbéenne a été rendue évidente par sa participation au « Concert coup d’envoi » de la Virée classique sur l’Esplanade du Parc Olympique de Montréal le 10 août 2022*. Introduisant ce concert par la présentation d’un extrait de la Symphonie no 9, « Du Nouveau Monde » d’Antonín Dvořák, le chef de l’OSM reconnaissait aussi l’importance de la poésie et de la musique des Premières nations des Amériques en donnant une tribune à la poète innue Natasha Kanapé Fontaine ainsi qu’au chanteur de la nation tobique Jeremy Dutcher. Il enchaînait le concert avec le Concerto Venezolano pour trompette et orchestre de Paquito D’Rivera, et les Danses symphoniques tirées de West Side Story de Leonard Bernstein, ces dernières permettant au chef de véritablement mettre en valeur les 81 musiciens et musiciennes de l’OSM.

C’est donc assez tardivement durant le concert– tout juste avant la pièce Santa Cruz de Pacairigua d’Evencio Castellanos - que sera entendue Jeanine de Bique dans le cycle de mélodies pour soprano et orchestre Honey and Rue : “The town is lit”. Composé par André Prévin sur des poèmes du lauréat du prix Nobel de littérature Tim Morrison et créé par Kathleen Battle en 1992, ce cycle comprend six mélodies sous forme de vignettes présentant la perspective féminine de l'expérience afro-américaine. D’une élégante simplicité, Jeanine De Bique s’est particulièrement distinguée dans la "I Am Not Seaworthy" où l’esclave réclame le sourire, le baiser magique ("Give me the smile, the magic kiss"), ainsi que par son interprétation de la mélodie finale "Take My Mother Home" prenant la forme d’un "spiritual" évoquant la mort comme l'ultime libération de la douleur de l'asservissement d'une famille d’esclaves. Si les lignes vocales de Prévin juxtaposant le jazz, le blues et le classique étaient bien maîtrisées par la soprano, sa diction laissait au spectateur et à la spectatrice la tâche parfois difficile de décrypter les superbes textes de Morrisson.

Le récital que Jeanine de Bique devait présenter avec la pianiste Esther Gonthier au Théâtre Maisonneuve le 12 août sous le thème « Au pays des poètes » a été annulé, mais les deux artistes ont toutefois pu présenter un programme abrégé du récital après le concert mettant en vedette le violoniste James Ehnes dans le Concerto pour violon en ré majeur de Korngold. Ce programme comprenait The blessed virgin’s expostulation (Les plaintes de la Sainte Vierge) d’Henry Purcell, les Drei Lieder der Ophelia de Richard Strauss et deux chansons folkloriques des Caraïbes, la soprano ayant dû sacrifier les Gretchen vor dem Andachtsbild der Mater Dolorosa (Gretchen devant l’image pieuse de la Mater Dolorosa) et des extraits de Goethe-Lieder d’Hugo Wolf. N’ayant pu assister à ce récital, nous constatons qu’il a été apprécié par Christophe Huss, qui dans les pages du journal Le Devoir, a dit de l’interprète qu’elle « s’est montrée vocalement renversante, notamment dans les Lamentations de la Vierge de Purcell, avec un contrôle du souffle, une richesse de médiums et bas-médiums confondants » et s’est demandé : « Où ira cette voix rare et précieuse, employée jusqu’ici par les interprètes du répertoire baroque mais qui peut voir infiniment loin ? ».

Jeanine de Bique
Virée classique, Orchestre symphonique de Montréal
Récital post-concert, 12 août 2022
Photographie : Antoine Leito

S’agissant de la troisième et ultime présence de Jeanine de Bique durant cette Virée classique, elle s’inscrivait dans le cadre du concert « Paysages musicaux » présenté à la Maison symphonique le samedi 13 août 2022. Pour cette soirée dont le programme entier était fort bien conçu et incluait le magnifique Adagio pour cordes du compositeur américain Samuel Barber rendue de façon poignante par l’OSM et son chef, Jeanine De Bique avait choisi de chanter l’œuvre pour voix et orchestre Knoxville : Summer of 1915 du même compositeur. Ce fut la véritable pièce de résistance de ce concert. Connue au Québec en raison de l’enregistrement qu’en a fait Karina Gauvin sur le label Naxos avec le Royal Scottish Orchestra sous la direction de Marin Alsop, la pièce de Barber fut composée deux ans après la fin de la deuxième guerre mondiale et est dédiée à son père mourant. Par l’équilibre entre la splendeur orchestrale et le propos intime, ainsi que par l’évocation d'une langueur toute estivale, la pièce s’inscrit dans un genre apparenté aux Chants d’Auvergne de Josep Canteloube, une œuvre composée quelques années après la fin de la première guerre mondiale. L’interprétation de de Bique a révélé une artiste sensible et habitée par son art.

C’est d’ailleurs un public enthousiaste – voire soufflé – qui a reçu l’histoire de ces soirées en famille dans la petite ville de Tennessee et l’a, de toute évidence, appréciée. Le texte de James Agee rappelle la jeunesse de l’écrivain sur un ton mélancolique, la narration portant en elle déjà la solitude d’un être qui se cherche sous le déguisement de l’enfance. L’œuvre dont le dénouement révèle cette quête identitaire nécessite pour cette raison une interprétation qui creuse de l’intérieur le personnage souriant de l’enfant. C’est cette magie que l’interprète a su transmettre au public. Jeanine de Bique est-elle la nouvelle Kathleen Battle? Comparaison n’est pas raison. Nous avons eu sous les yeux une interprète unique que l’on souhaite revoir dans des œuvres américaines. Les deux autres pièces au programme, l’Introduction and Three Folksongs de la compositeur canadiennes Jean Coulthard et la pièce Margariteñadu Vénézuélien Inocente Carreño, permettaient de rappeler qu’on célébrait dans le cadre de la Virée classique de 2022 les couleurs de l’Amérique. 

Jeanine de Bique
Virée classique, Orchestre symphonique de Montréal
Concert « Paysages musicaux », 13 août 2022
Photographie : Antoine Leito

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Conçue par Kent Nagano, la Virée classique constitue est l’une des beaux legs du chef émérite de l’OSM et on ne peut que se réjouir que son successeur Rafael Payare ait décidé d’offrir à nouveau aux mélomanes de la Métropole et du Québec tout entier cette fin de semaine intensive de musique classique en 2022.

On aurait souhaité que le contenu vocal et lyrique de cette édition soit plus étoffé et il est donc à espérer que les prochaines virées nous proposent, comme ce fut le cas par le passé, un nombre plus significatif de récitals vocaux et pourquoi pas des versions de concerts d’œuvres lyriques. Et qu’il nous soit permis de mentionner que l’Amérique française n’était guère représentée, ni par ses œuvres et ses compositeurs et compositrices, dans un évènement consacré « Aux couleurs de l’Amérique ». La musique d’ici était totalement absente du concert d’envoi et deux seuls compositeurs québécois étaient par ailleurs au programme, soit le regretté Jacques Hétu dont a interprété les Légendes (Alexis le trotteur, Le diable au bal et La chasse-galerie) et Éric Champagne dont l’Onde de cho a été joué par l’ensemble Sixtrum.

Qu’à cela ne tienne, nous avons déjà hâte à la prochaine édition de la Virée classique dont la programmation devra aussi satisfaire ces lyricomanes et opéraphiles qui voudront en célébrer, avec l’ensemble des mélomanes, le 10e anniversaire.

*  Le concert « Coup d’envoi » a été enregistré et sera diffusé gratuitement du lundi 22 août 2022 - 12 h 00 (HAE) au lundi 19 septembre 2022 - 23 h 00 (HAE). La réservation est ouverte jusqu’au lundi 19 septembre 2022 à 21 h 00 (HAE). Vous pouvez faire une réservation à l’adresse https://www.osm.ca/fr/concerts/aux-couleurs-des-ameriques/.

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TRADUCTION ANGLAISE
ENGLISH TRANSLATION 

Orchestre symphonique de Montréal- Classical Spree 2022
Soprano Jeanine de Bique - A sensitive artist, inhabited by her art

Daniel TURP and Michel SEYMOUR

Jeanine de Bique
Classical Spree, Orchestre symphonique de Montréal
Kick-off concert, August 10, 2022
Photography: Antoine Leito

For his first "Classical Spree" (Virée Classique), the ninth music director of the Orchestre symphonique de Montréal (OSM), Rafael Payare, chose "Aux couleurs des Amériques" ("The many Colours of the Americas")  as the common theme for the 24 concerts of the ninth edition of the event. His aim was to celebrate "a wide range of musical and literary cultures of the Americas, from sacred songs in the Quechua language to the Argentine tango, from Yiddish literature to concert music from Quebec and Canada. 

Although the main part of the program was devoted to instrumental works, the conductor Payare included a vocal dimension and called upon the soprano Jeanine de Bique. Three performances were scheduled for the Trinidadian-born performer, giving music lovers the opportunity to discover a performer whose international career is on the rise. Indeed, her summer of 2022 was marked by the role of Anaï in the opera Moses and Pharaoh by Giacchino Rossini at the Festival of Aix-en-Provence.

This willingness to give a privileged place to the Caribbean lyrical artist was made evident by her participation on August 10, 2022 to the " Kick-off concert" of the Classical Spree on the Olympic Park’s Esplanade in Montréal*. Introducing the concert with an excerpt from Antonín Dvořák's Symphony No. 9, "From the New World," the OSM conductor also recognized the importance of the poetry and music of the First Nations of the Americas by giving a platform to Innu poet Natasha Kanapé Fontaine and Tobique Nation singer Jeremy Dutcher. He followed the concert with Paquito D'Rivera's Concerto Venezolano for trumpet and orchestra, and the Symphonic Dances from Leonard Bernstein's West Side Story, the latter allowing the conductor to truly showcase the 81 musicians of the OSM.

Thus, it was rather late in the concert - just before Evencio Castellanos' Santa Cruz de Pacairigua - that Jeanine de Bique appeared in the song cycle for soprano and orchestra Honey and Rue: "The Town is Lit". Composed by André Prévin to poems by Nobel Laureate Tim Morrison and premiered by Kathleen Battle in 1992, this cycle consists of six songs in the form of vignettes presenting the female perspective of the African-American experience. Jeanine De Bique's elegant simplicity was particularly notable in "I Am Not Seaworthy" where the slave girl sings "Give me the smile, the magic kiss", as well as in her interpretation of the final melody "Take My Mother Home" in the form of a "spiritual" evoking death as the ultimate liberation from the pain of enslavement. If Prévin's vocal lines juxtaposing jazz, blues and spirituals were well mastered by the soprano, her diction left the audience with the sometimes difficult task of deciphering Morrisson's superb lyrics.

Jeanine de Bique's recital with pianist Esther Gonthier at the Théâtre Maisonneuve on August 12, entitled "In the Land of Poets", was cancelled, but the two artists were able to present an abbreviated program of the recital after the concert featuring violinist James Ehnes in Korngold's Violin Concerto in D major. This program included Henry Purcell's The Blessed virgin's expostulation, Richard Strauss' Drei Lieder der Ophelia, and two Caribbean folk songs. The soprano however had to sacrifice Gretchen vor dem Andachtsbild der Mater Dolorosa (Gretchen before the pious image of the Mater Dolorosa) and excerpts from Hugo Wolf's Goethe-Lieder. Not having been able to attend this recital, we note that it was appreciated by the newspaper Le Devoir’s musical critic Christophe Huss, who wrote de Bique " showed herself to be vocally astounding, especially in Purcell's Lamentations of the Virgin, with a breath control and a richness of midrange and lower midrange that is confounding". He furthermore asked himself: "Where will this rare and precious voice go, used up to now by interpreters of the Baroque repertoire but which can see infinitely far? "

Jeanine de Bique
Classical Spree, Orchestre symphonique de Montréal
Post-concert recital, August 12, 2022
Photography : Antoine Leito

Jeanine de Bique's third and final appearance during the Classical Spree was, as part of the "Musical Landscapes" concert presented at the Maison symphonique de Montréal on Saturday August 13, 2022. That evening’s entire program was very well conceived and included the magnificent Adagio for strings by American composer Samuel Barber, rendered in a poignant manner by the OSM and its conductor. Jeanine De Bique chose to sing the work for voice and orchestra Knoxville: Summer of 1915 by the same composer. This was the "pièce de résistance" of the concert. Known in Quebec because of Karina Gauvin's recording of it on the Naxos label with the Royal Scottish Orchestra under the direction of Marin Alsop, Barber's piece was composed two years after the end of the Second World War and is dedicated to his dying father. With its balance of orchestral splendor and intimacy, as well as its evocation of summer-like languor, the piece is akin to Joseph Canteloube's Chants d’Auvergne, composed a few years after the end of the First World War. The interpretation by de Bique revealed a sensitive artist, inhabited by her art. It was an enthusiastic - even blown away - audience that received the story of those family evenings in the small town of Tennessee. James Agee's text recalls the writer's youth in a melancholic tone, the narrative already carrying the loneliness of a being searching for himself under the disguise of childhood. The work whose "dénouement" reveals this quest for identity requires an interpretation from the inside the smiling character of the child. It is this magic that the Jeanine de Bique knew how to transmit to the public. Is she the new Kathleen Battle? Comparison is not reason. Yet, we had before our eyes a unique interpreter that we wish to hear again, especially in American works. The other two pieces on the program, Introduction and Three Folksongs by Canadian composer Jean Coulthard and Margariteña by Venezuelan composer Inocente Carreño, were a reminder that the Classical Spree 2022 celebrates the colors of America.

Jeanine de Bique
Classical Spree, Orchestre symphonique de Montréal
"Musical Landscapes" Concert, August 13, 2022
Photography : Antoine Leito

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Conceived by Kent Nagano, the Classical Spree is one of the beautiful legacies of the OSM's conductor emeritus. We can only rejoice that his successor Rafael Payare has decided to once again offer music lovers in Montréal and throughout Quebec this intensive weekend of classical music in 2022. 

We would have liked the vocal and lyrical content of this edition to be more substantial, and it is therefore to be hoped that the next Classical Sprees will offer us, as was the case in the past, a more significant number of vocal recitals and why not concert versions of lyrical works. And let us mention that French America was hardly represented, neither by its works nor by its composers, in an event dedicated to " To the Many Colours of the Americas". Local music was totally absent from the opening concert. Only two Québec composers were on the program: the late Jacques Hétu, whose Légendes (Alexis le trotteur, Le diable au bal and La chasse-galerie) were performed, and that of Éric Champagne, whose Onde de choc was played by the Sixtrum ensemble.

We are already looking forward to the next edition of the Classical Spree, whose program should satisfy those opera lovers who will want to celebrate together, with all music lovers, the 10th anniversary.

The Kick-off Concert has been recorded and will be broadcast for free between August 22, 2002 (12:00 P.M. (EDT) and Monday, September 19, 2022 19:00 P.M. (EDT). The booking is open until 9:00 P.M. (EDT). on Monday, September 19, 2022. You can book the concert at https://www.osm.ca/en/concerts/the-many-colours-of-the-americas/

Production
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