Un remarquable essai du musicologue Danick Trottier sur la pluralité musicale et le décloisonnement des genres- Le classique fait pop!.. et le lyrique parfois aussi!
Danick TROTTIER, Le classique fait pop! :
Pluralité musicale et décloisonnement des genres,
Montréal, XYZ, 2021, 262 p.
Fidèle collaborateur de L’Opéra- Revue québécoise d’art lyrique où il a signé plusieurs pamphlets et codas depuis sa création en 2015, le musicologue Danick Trottier vient de publier aux Éditions XYZ un remarquable essai sur les relations entre la musique classique et la musique populaire. Comme il l’admet en toute transparence, le titre de son essai est inspiré de celui du concert « Quand le classique fait pop ! » qu’avait présenté la guitariste Isabelle Héroux et la flûtiste Chantal Dubois en 2015 (p. 9, note 3). L’essai aurait aussi pu s’intituler Quand le pop se fait classique ! car la place conférée à la musique populaire dans l’exploration de sa relation avec la musique classique est tout aussi importante. Les enjeux d’une telle exploration sont d’ailleurs fort bien présentés par le chercheur dans son introduction dont le passage suivant mérite d’être cité :
« Dans ces pages, j’entends donc explorer ce qui se cache derrière les notions de classique et populaire, pour tenter de définir et comprendre ce qu’est notre héritage en matière de musique en Occident (d’où venons-nous?) et quels changements se sont opérés ces dernières décennies et ce qu’ils laissent entrevoir de l’avenir de la musique (où allons-nous?). L’objectivation de catégories comme classique et populaire a fini par ériger des barrières qui ont été franchies depuis la fin du xxe siècle: on peut écouter une symphonie de Beethoven le matin, se laisser guider par les chansons de Madonna en après-midi, puis se bercer au son de [Oscar] Peterson en soirée.
Chacun de ces choix musicaux doit-il être objectivé? Ou pour le formuler autrement: est-ce problématique de mélanger ainsi différentes musiques? En quoi Beethoven devrait-il être automatiquement associé au classique, Madonna au populaire et [Oscar] Peterson au jazz ? Et si je m’amusais à inverser ces catégories : Madonna associée au classique puisqu’elle fait désormais partie du canon de la musique occidentale, d’autant que je suis convaincu que l’on parlera encore d’elle dans 100 ans ; Beethoven associé au populaire puisqu’après tout il a composé l’une des mélodies les plus reprises sur YouTube, soit l’Ode à la joie de sa Neuvième Symphonie ; et Peterson associé lui aussi au populaire puisqu’il a puisé dans le répertoire de la chanson, par exemple la reprise mélodique de la chanson « Nel Blu Dipinto Di Blu (Volare) » de Domenico Modugno. Au fond, ce que je veux démontrer avec ce petit jeu, ce sont les limites de la catégorisation, et le fait que ces catégories ne sont que des idées qui peuvent changer avec le temps et l’évolution des goûts. »
La démonstration effectuée par ce petit jeu se poursuit d’ailleurs tout au long d’un essai dont l’objectif, apprend-on en fin d’introduction, est « en somme de dépasser les dichotomies, voire les oppositions musicales dans lesquelles peuvent nous enfermer les mots, les gestes, les jugements, autant de façon volontaire que de façon involontaire dans notre rapport à la musique », « [c]es dichotomies [pouvant] se décliner à l’infini [ » …].
Danick Trottier
Photographie : Émilie Tournevache
Pour les fins de cette démonstration, le professeur Trottier divise son essai en deux grandes parties, la première portant sur « Les grandes dichotomies musicales des siècles passés » et la seconde sur « Le décloisonnement des genres musiques au XXIe siècle ». Chaque partie comporte cinq chapitres dont l’auteur suggère qu’elle pourrait être, pour chacun d’entre eux, le sujet d’une thèse de doctorat (p. 14). À leur lecture, on n’a d’ailleurs pas du mal à le croire tant les développements recèlent des avenues de recherche que pourraient emprunter des étudiants et étudiantes de troisième cycle susceptibles de vouloir, à leur tour, jeter un éclairage sur les relations tumultueuses qui ont provoqué le clivage entre le classique et le populaire en musique.
Leur lecture révèle aussi l’érudition de l’auteur et son impressionnante connaissance, non seulement du répertoire des musiques classique et populaire, mais aussi de ses compositeurs, compositrices et interprètes. Naviguant entre la musique baroque de XVIIIe siècle et le rap du XXIe siècle, en passant par le jazz, le rock et pop mainstrean, et bien d’autres genres ou styles musicaux, Danick Trottier utlise le savoir encyclopédique qu’est le sien pour décrire, dans une chronologie qui fait véritablement œuvre de périodisation, les schismes, les dilemmes, les compromis et les étiquettes qui peuvent être identifiés dans le cours de l’histoire de la musique occidentale. Son intime connaissance des artistes, les Haëndel, Beethoven, Wagner, Farinelli et Glen Gould ainsi que les Frank Zappa, Beatles, André Gagnon, Max Richter et Pink Floyd, faisant maintes fois l’objet de mentions, lui permet aussi de procéder à une démonstration qui convainc que le crossover ou la « rencontre stylistique » entre musique classique et musique populaire n’est pas propre au présent siècle et le précédent XXe, mais est annoncée par l’évolution dans des pratiques musicales depuis des temps immémoriaux.
Si les embryons de thèses de doctorat que constituent chacun dix chapitres de l’ouvrage mériteraient leur propre recension, que les commentaires sur la pensée d’Adorno sont d’un grand intérêt sous l’angle musicologique (p. 67 et ss.) et que les développements sur le nouveau concept de numérimorphose sont fort instructifs (p. 104 et ss.), l’espace qui m’est accordé pour cette recension et la vocation de L’Opéra- Revue québécoise d’art lyrique m’amènent à privilégier l’examen d’un chapitre particulièrement instructif de l’essai où les références à l’opéra sont multiples, mais également de commenter d’autres passages de l’essai où l’auteur traite aussi de l’opéra. ce qui peut tendre à prouver que « le lyrique fait pop… parfois aussi ! ».
Ainsi, le chapitre 8 de l’essai que l’auteur intitule « Les phénomènes d’hybridité : la créativité comme quête émancipatrice » est sans doute celui qui éclaire particulièrement bien la thèse de l’auteur. Rappelant que dans le cas de la musique, « l’hybridité suppose assurément des formes de crossover et de fusions stylistiques », Danick Trottier ajoute que cette hybridité « centrée sur l’acte de création vient à produire un objet dépasse les frontières traditionnelles admises dans les musiques du passé telles qu’en a hérité la traditions occidentale » et vise « un dépassement de ces logiques en vase clos pour mieux fonder une nouvelle sonorité qui permettra aux musicien.ne.s d’explorer et de se distinguer ». Le musicologue dresse ensuite un portrait de l’hybridité en cinq propositions. la première identifiant les pionniers dans le franchissement des barrières, les deuxième et troisième s’intéressant au voyage du classique dans le populaire et celui du populaire dans le classique, la quatrième évoquant l’appartenance des musicien.ne.s aux deux univers et la cinquième invitant à repenser l’art musical. L’énoncé des cinq propositions et les explications qu’il offre pour chacune d’elles ne sont pas sans convaincre que, comme Danick Trottier le suggère dans la conclusion de ce chapitre, que l’hybridité musicale fait en définitive « tomber les barrières musicales et culturelles, [cela étant] propice aux interactions entre le classique et le populaire […] » (p. 166).
C’est d’ailleurs dans ce chapitre que le professeur Trottier illustre les interactions entre le classique et le populaire par de nombreux exemples lyriques. Ainsi, est-il question du ténor Marc Hervieux dont « la carrière a émergé dans le chant classique pour s’ouvrir par la suite aux concerts pop, aux collaborations en musiques populaires ou aux reprises de chansons francophones » (p. 163). Il y est aussi fait mentjon de l’opéra immersif Index of Metals du compositeur Fausto Romitelli qui « reste un modèle du genre pour la citation d’œuvres populaires », ce qui vaut aussi pour l’une des plus récentes créations lyriques au Québec, l’opéra Another Brick on the Wall de Julien Bilodeau qui s’attaque aussi à une forme d’hybridation où l’écriture a consisté à s’inspirer de Waters [et de Pink Floyd] à la base de The Wall (1979) pour le fondre en un opéra actuel » (p. 165-166). L’appartenance aux deux univers est présentée comme le choix qu’ont fait à la fois la soprano québécoise Marie-Josée Lord et le ténor catalan Josep Carreras qui ont, l’une et l’autre, mis à profit une « position mitoyenne ». Ce positionnement aura été aussi été celui Freddy Mercury dont le groupe Queen fait paraître en 1975 l’album A Night at the Opera rendu célèbre par la chanson A Bohemian Rhapsody, mais également le disque Barcelona auquel contribue une autre grande artiste lyrique catalane, la soprano Montserrat Caballé. Et l’auteur d’ajouter aussi l’exemple du chanteur Mika dont la carrière est lancée avec la chanson Grace Kelly, « s’inspirant de la mélodie du « Largo al factotum » de Rossini, le célèbre air chanté par Figaro dans Le Barbier de Séville (1816) » (p. 171).
S’agissant de la place qu’occupe l’opéra dans l’essai, un autre important passage démontre que l’auteur n’a pas fait l’économie d’analyses et d’exemples tirés de l’art lyrique. S’il admet que l’opéra aurait pu alimenter sa réflexion sur les limites de l’opposition entre les musiques classique et populaire et que des exemples issus de l’opéra pourraient « se décliner à l’infini » (p. 42, note 5), il n’hésite pas à se servir de l’opéra pour illustrer son propos dans le dixième et dernier chapitre dans lequel il nous invite à repenser la portée des étiquettes et s’intéresse à la pluralité musicale au XXIe siècle. En s’efforçant - comme il le fait dans ses cours - de mettre de l’ordre dans la façon de nommer les musiques et de réfléchir – voire de distinguer - le domaine musical, le méta-genre musical, le genre musical et le style musical, le professeur Trottier dit de l’opéra ce qui suit :
L’opéra est-il un domaine, un méta-genre, un genre ou un style ? Comme l’opéra est écrit par des compositeurs.trice.s participant à la tradition des musiques sur partitions et créées en concert, il ne peut aspirer à être un domaine; il appartient plutôt au domaine de la musique classique. Or l’opéra est bel et bien un méta-genre puisqu’il se décline en plusieurs genres : opéra baroque, opera seria, opera buffa, singspiel, opéra romantique allemand, opéra romantique italien, et ainsi de suite. Si je me tourne maintenant vers les attributs sonores qui définissent l’opéra, soit les rapports livret/musique, le rôle conféré aux personnages en fonction de leur registre vocal, la fonction de l’orchestre, la portée du drame et j’en passe, je me retrouve dans ce qui relève du style musicalk, soit des occurrences qui font que la musique sonne de telle façon et non de telle autre façon. Encore une fois, si cette catégorisation en niveaux est loin d’être parfaite, elle n’en permet pas moins de comprendre ce qui est en jeu dans les mots que nous utilisons pour parler de la musique. (p. 207)
C’est d’ailleurs immédiatement après la présentation de cette illustration que le musicologue se pose la question : « [E]st-ce toujours valable de parler de musique classique et de musique populaire ? ». Si elle est toute en nuances, sa réponse est de toute évidence affirmative puisque tout en voyant « la difficulté qu’il y a encore de parler de musique classique et de musique populaire en ce XXIe siècle, [il] constate à quel point nommer ainsi les musiques fait toujours sens au sein de l’espace public et les institutions musicales » (p. 208).
Avec son essai sur la Pluralité musicale et décloisonnement des genres, Danick Trottier s’affirme comme l’un des grands musicologues de sa génération et l’un des chercheurs se démarquant par sa rigueur scientifique. Nous avons en sa personne notre Alex Ross québécois, par référence au critique musical américain et auteur des ouvrages précurseurs que furent The Rest is Noise et Listen to this et que commente l’auteur en s’accordant avec celui-ci sur certaines questions, mais en inscrivant une courtoise dissidence sur certains autres, telle l’idée qu’il faut récuser l’étiquette musique classique (p. 200-201).
Comme Ross et d’autres musicographes et musicologues dont il met les travaux sur le pluralisme musical et le décloisonnement des genres en valeur, le directeur du département de musique de l’Université du Québec à Montréal rend d’abord et avant tout un bel hommage à la musique par son essai. Il rappelle d’ailleurs avec justesse dans une brillante conclusion que « c’est le pouvoir d’attraction dont jouit la musique qui lui permet d’entrer aussi facilement dans nos vies quotidiennes et de prendre part à la définition de qui nous sommes en contribuant à notre identité, nos émotions, à notre imaginaire, bref à tout ce qui nourrit notre activité humaine » (p. 226).
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