Chanteuse en construction – Le temps fait bien les choses

J’ai 22 ans, en plein milieu de la saison d’auditions à la Schulich School of Music de l’Université McGill. Je rêve d’entrer dans la classe « Song Interpretation » de Michael McMahon, de faire partie d’au moins un ensemble de musique ancienne et surtout, de décrocher un rôle dans un opéra et d’entrer dans le très convoité Opéra McGill dirigé par Patrick Hansen. Tout mon monde tourne autour de ça. Je me suis éloignée de mes amis et amies, ma relation amoureuse bat de l’aile, et je ne me sens comprise que par ma chatte Gamine, elle-même tellement traumatisée par la perte de son ancienne maîtresse qu’elle sort à peine de sous mon lit.
Je suis passée au travers de la succession d’auditions de peine et de misère, sentant que mes nerfs auraient pu lâcher à tout moment. En attendant les résultats, je m’assoupis ici et là, pendant mes cours, trop fébrile pour garder les yeux ouverts. Soudainement, je me réveille en panique, incapable de respirer, incapable de me lever, de bouger, complètement paralysée. J’étais en train de rêver à ce que ça me ferait d’auditionner au Metropolitan Opera de New York. C’était trop pour mon imaginaire, ça m’a fissurée. C’est la première d’une longue série de crises d’angoisse qui marquera mes années de formation.
Saut dans le temps à l’automne dernier. 10 ans plus tard. Je participe à un concours à New York. J’ai un peu passé l’âge, je travaille déjà beaucoup en Europe, mais je me dis que j’aimerais tremper mes orteils dans le bassin lyrique américain, juste pour voir. Après quatre jours d’épreuves et un troisième prix fort apprécié parce que ça coûte cher en ti-pépère de passer une semaine dans la grosse pomme, mon mari et moi décidons de prendre quelques jours de vacances chez son parrain et sa marraine à Long Island. Le lendemain matin (dans le sens large du terme, du genre « matin qui commence à 13h »), je sirote mon café et rigole avec ma voix de truckeuse, disant que je suis donc bien contente de ne pas avoir à chanter pour quelques jours, quand soudainement, je reçois LE courriel.
On m’a repérée au concours, une place d’audition s’est libérée in extremis (la maladie des uns fait la bonne fortune des autres dans notre milieu), et voilà qu’on me demande si je peux être au Met le lendemain pour auditionner pour un rôle. J’appelle ma prof immédiatement, on prend soin de ma voix fatiguée par le concours pendant une bonne heure, j’écris à tout mon entourage pour trouver un pianiste, je saute dans un train, me prends une chambre d’hôtel qui me coûte plus cher que tout ce que j’ai dans ma valise, je mange un gros repas bien protéiné, marche un peu, puis je m’endors du sommeil du juste. Le lendemain, je loue un studio pour me réchauffer, répète 15 minutes avec le formidable Craig Ketter au piano, puis on file à l’opéra. Je croise Joyce DiDonato à l’entrée des artistes : j’ai un petit sourire en coin admiratif, mais je reste concentrée sur ma mission. Je suis venue chanter. Pas auditionner, pas aduler, pas séduire, pas remettre en question, pas supplier, pas rêver non plus.
En sortant de la salle d’audition, je m’esclaffe de rire et je ne peux retenir une petite danse maladroite. Un agent qui accompagnait un de ses chanteurs me dit « You look like you had fun in there ». Je lui réponds le plus sincèrement du monde : « I had the time of my life ! ». De retour chez la famille de mon amoureux, on a festoyé et chanté ensemble, nos succès, nos amours, et tout ce qu’il y a autour du métier. En 10 ans, j’ai eu le temps de retrouver un bien meilleur équilibre.
Sur le chemin du retour, je me dis que je suis reconnaissante de tout ce que j’ai vécu avant cette audition, tout ce qui me l’a rendue si simple et si heureuse. Je comprends la peur de la petite poupoune de 22 ans, qui n’avait aucun des outils nécessaires pour chanter librement sous pression. D’une certaine façon, j’avais raison d’avoir peur.
Avec l’essor des réseaux sociaux, toute notre génération s’est formée avec sous les yeux une multitude d’histoires d’accomplissements professionnels. Non seulement on voit notre montagne à franchir, mais en plus on la compare à toutes les autres sur la planète et quand Mme X de l’autre bout du monde grimpe plus haut et plus vite, on a le souffle coupé et on déboule.
Peut-être que moi, ma montagne, c’était une vallée. J’ai dû descendre longtemps avant de comprendre par où remonter.
Crédit photo : Brent Calis