ENTRETIEN : Eric Laporte, l'heldentenor québécois- L’investissement total pour l'art total

PARMI LES ARTISTES LYRIQUES DU QUÉBEC QUI SE SONT DISTINGUÉS OU CONTINUENT DE SE DISTINGUER SUR LES SCÈNES LYRIQUES DU MONDE, ON RETROUVE SANS L’OMBRE D’UN DOUTE LE TÉNOR ERIC LAPORTE. SI CE DERNIER A FAIT CARRIÈRE À CE JOUR PRINCIPALEMENT SUR LE SOL EUROPÉEN ET PARTICULIÈREMENT EN ALLEMAGNE, IL EST DE RETOUR AU QUÉBEC DEPUIS JUILLET 2021, INSTALLÉ DANS LA CAPITALE-NATIONALE QUI L’A VU NAÎTRE. LE TÉNOR PRÊTERA D’AILLEURS SA VOIX AU RÔLE DE PINKERTON DANS LA NOUVELLE PRODUCTION DE MADAMA BUTTERFLY PRÉSENTÉE PAR L’OPÉRA DE QUÉBEC EN MAI 2023. DE BERLIN, OÙ IL ENTAMAIT LES RÉPÉTITIONS DE L’OPÉRA GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA VILLE DE MAHAGONNY DE KURT WEILL À L’OPÉRA-COMIQUE, ERIC LAPORTE A RÉPONDU, AVEC FOUGUE ET PASSION, À NOS QUESTIONS
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POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOTRE DÉCOUVERTE DE LA MUSIQUE, EN PARTICULIER DE L’OPÉRA ?
Chez nous, il n’y avait aucune musique classique – c’était comme si ça n’existait pas ! Je n’ai aucun souvenir d’avoir entendu une voix lyrique, à l’exception de quelques airs d’opéra interprétés à l’émission Les Beaux Dimanches. Ma mère aimait l’opérette, mais nous n’en écoutions pas. Encore aujourd’hui, je n’écoute pas beaucoup d’œuvres lyriques ; je crois qu’il faut en faire l’expérience en présentiel, puisque c’est l’opéra : c’est du théâtre. Mon père préférait la chanson française, d’où je tiens très sûrement ma passion pour le texte chanté, car cela jouait en boucle, ainsi que le swing. Je n’ai même jamais entendu un orchestre symphonique avant d’en avoir un devant moi!
En revanche, mon contact avec la musique a toujours été très fort : j’étais intéressé de prime abord par la musique pop et rock ; j’ai appris le piano au secondaire et je jouais des claviers dans des groupes amateurs, avec lesquels je me suis produit quelques fois dans des établissements. Après mes études secondaires, je souhaitais entreprendre des études collégiales, soit en théâtre pour suivre les pas de mes tantes (les comédiennes Monique Miller et Louise Rémy), ou dans un programme de musique. C’était le « populaire » qui m’intéressait. J’ai été admis au Cégep de Sainte-Foy en chant (puisque je ne pouvais pas entrer en piano classique n’ayant pas le niveau requis) et j’y ai rencontré ma première professeure, Danielle Demers. Celle-ci m’a fortement incité à faire une audition comme figurant à l’Opéra de Québec afin de me faire découvrir cet art, et Monsieur Guy Bélanger m’a fait signer mon premier contrat pour une petite apparition dans la production de Cavalleria rusticana (Mascagni) et Pagliacci (Leoncavallo). C’est là, sur scène, que j’ai eu mon premier vrai contact avec l’opéra : la musique m’a profondément touché. C’est la musique symphonique que j’ai aimée au départ, plus que les interprètes lyriques ! Mon premier vrai contact avec la voix acoustique, ça a plutôt été Ginette Reno – que j’avais vue au Grand Théâtre avec mon père –, qui avait chanté sans micro : « Mais moi, je ne suis qu’une chanson » ! Cela m’avait très positivement marqué !

Eric Laporte (Faust)
La Damnation de Faust d'Hector Berlioz
Staatsoper Hannover, 2019
Photographie : Jörg Landsberg
S’AGISSANT DE VOTRE FORMATION MUSICALE, POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOS ÉTUDES DE CHANT AU COLLÈGE DE SAINTE-FOY ET À L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL ? QUELS PROFESSEURS VOUS ONT PARTICULIÈREMENT MARQUÉ ?
J’ai obtenu mon diplôme d’études collégiales (DEC) en musique, mais ça a été assez compliqué ! Je suis parti à Montréal sans mon DEC et j’ai suivi des cours au Cégep Saint-Laurent. Je me cherchais, j’étais dans ma jeune vingtaine, et je suis finalement revenu à Québec pour terminer mes études collégiales. Je suis par la suite retourné à Montréal pour étudier avec Cyrille Beaulieu à l’UQAM, en me disant que j’allais enfin pouvoir faire du piano jazz. Comme il fallait pratiquer un instrument classique à l’époque pour la première année universitaire, j’ai rencontré Joseph Rouleau et Colette Boky – que je ne connaissais pas, d’ailleurs ! Je me souviens encore que monsieur Rouleau avait dit à Madame Boky lors de mon audition : « Colette, il a un contre-ut dans la voix » [rires]. J’ai alors demandé : « Pardon, monsieur, mais qu’est-ce que c’est, un contre-ut ? ». Et là Joseph, avec sagesse, m’a répondu : « Occupe-toi pas de ça, mon gars ! » [rires].
Peu de temps après, Cyrille Beaulieu, qui a été un homme d’une grande gentillesse, m’a dit : « Il faut que je te parle ». Il m’avait entendu chanter l’air « Un’aura amorosa » de Così fan tutte dans un concert d’élèves à l’UQAM. Devant un hamburger au restaurant La Paryse, il m’a donc expliqué : « Écoute Eric, je t’ai entendu chanter. Moi, j’aime ça la musique populaire et je trouve ça très bien ce que tu veux en faire. Tu es bon comme pianiste pop jazz, mais des bons pianistes comme toi, à Montréal, il y en a au moins 80. Si tu veux le faire, je vais être derrière toi et je vais tout faire. Mais Eric, tu as tout un instrument [vocal] et ça ne s’achète pas ! ».
Durant cette première année d’études à l’UQAM, je n’étais pas inscrit à l’atelier d’opéra. Un jour, le répondeur chez ma mère a presque pris en feu en enregistrant la voix de Joseph Rouleau me disant : « Bonjour Eric, j’ai vu que tu n’étais pas inscrit à notre cours d’atelier d’opéra ; je trouve qu’on aurait besoin d’un bon ténor comme toi. S’il te plait, donne-moi une chance ». Ça, c’est sage et intelligent : le petit jeune de 20 ans–qui a un égo de jeune de 20 ans se fait « flatter dans le sens du poil » ... Et quand j’y repense, c’est évidemment Joseph qui m’a donné une grande chance ! J’ai donc participé à l’atelier et c’est là que j’ai compris qu’on me demandait de jouer du théâtre ; ça a rejoint mes deux passions et j’ai eu la piqûre.
Ce que je retiens de mon passage à l’UQAM, c’est l’exceptionnel mentorat auquel j’ai eu droit de la part de Joseph Rouleau. En plus de la formation vocale et musicale, celui-ci m’a offert une complète initiation au milieu de l’opéra, m’a raconté sa vie professionnelle et m’a fait comprendre comment le milieu fonctionnait. Tout cela ne s’apprend pas sur les bancs d’école, même pas à la meilleure des écoles. Colette Boky m’a également prodigué de généreux et sages conseils, me prenant d’ailleurs sous son aile après le départ à la retraite de Joseph. D’elle, je retiens les vues qu’elle exprimait sur la mission de l’artiste : « Tout ceci n’est pas au sujet de ce que la musique peut faire pour nous, mais plutôt de ce que nous pouvons faire de la musique ».
C’est aussi la première qui m’a parlé des pays germaniques : elle m’a dit que le jeu était très important dans la tradition lyrique de ces pays et que cela serait très compatible avec moi. Je m’en suis souvenu.

POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOTRE PASSAGE À L’ATELIER LYRIQUE DE L’OPÉRA DE MONTRÉAL ET DE L’EXPÉRIENCE QUE VOUS Y AVEZ ACQUISE ? CE SÉJOUR À L’ATELIER A-T-IL ÉTÉ DÉTERMINANT POUR LA SUITE DES CHOSES ?
Je suis entré à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal à l’automne 1998. À ce moment, j’ai fait appel aux services de la professeure de chant Marie Daveluy et suis ainsi allé à la rencontre d’une femme réputée comme très exigeante sur le plan technique. C’est exactement ce dont j’avais besoin à l’époque, et j’ai travaillé avec elle pendant 17 ans ! Même quand j’étais en Europe, elle a toujours été ma « conseillère technique ». À cette époque-là, je lui faisais parvenir des cassettes par la voie postale. Elle écoutait les enregistrements et me transmettait ses commentaires dans un abondant courrier. Elle est également venue me rencontrer à Salzbourg. J’ai un si beau souvenir d’un moment avec celle-ci à mon appartement salzbourgeois en compagnie de Marie-Nicole Lemieux, qui était en Europe à l’époque et était elle- même son élève.
L’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal m’a permis de travailler avec Chantal Lambert, une femme et une pédagogue d’exception, qui était toujours là pour nous donner de bons conseils aux bons moments. Durant ces deux années à l’Atelier, j’ai notamment effectué une tournée avec les Jeunesses Musicales Canada (partenaires de l’Atelier et chapeautées par Joseph Rouleau et André Bourbeau, à l’époque) où j’ai eu l’occasion d’incarner le personnage de Nemorino dans L’Elisir d’amore. L’accompagnement était au piano et nous avions ainsi Claude Webster comme chef de chant. Nous jouions plusieurs fois par semaine et nous avions droit à l’erreur, toujours encadrés par une solide équipe. Nous avions aussi un contact avec le public après nos représentations. L’Atelier lyrique, ça a donc été l’expérience de la scène et du voyage : une période éminemment formatrice. Ce genre de programme me tient beaucoup à cœur : sans une telle insertion professionnelle, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui.

Eric Laporte (Fridolin XXIV)
Le Roi Carotte de Jacques Offenbach
Staatsoper Hannover, 2018
Photographie: Jörg Landsberg
VOTRE CARRIÈRE PROFESSIONNELLE A VÉRITABLEMENT PRIS SON ÉLAN EN AUTRICHE, D’ABORD AU LANDESTHEATER DE SALZBOURG ET ENSUITE AU LANDESTHEATER DE LINZ. QUE RETENEZ-VOUS DE CES ANNÉES PASSÉES DANS LE PAYS DE MOZART ?
À Vienne, en 1999, j’ai été lauréat de l’International Hans Gabor Belvedere Singing Competition. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’étais dans le bon domaine. Le concours avait procédé à plus de 3000 auditions de jeunes chanteurs sur les cinq continents et avait retenu, en finale à Vienne, 15 lauréats et lauréates. Encore une fois, le soutien de Joseph Rouleau fut capital, car il avait organisé avant mon départ des rencontres avec les meilleurs chefs de chant au Staatsoper de Vienne. On peut donc dire qu’il poursuivait son mentorat à 7000 km du Québec !
Après la finale du Concours Belvedere, deux agents sont venus me voir directement et m’ont offert leur carte de visite. J’ai donc commencé à travailler avec la compagnie du fils d’Ioan Holender (directeur général du Wiener Staatsoper), et celui-ci m’a conseillé de faire une audition à Vérone. En arrivant là-bas, il y avait une quinzaine de directeurs de théâtre qui prenaient part aux auditions et l’un d’entre eux – le directeur du Théâtre national de Salzbourg – est venu me rencontrer sur scène pendant mon audition pour me demander : « Voulez-vous chanter Tamino dans mon théâtre l’année prochaine ? » Ce à quoi j’ai évidemment répondu oui !
APPRENDRE UN RÔLE DANS UN OPÉRA DE WAGNER
EST UN TRAVAIL DE MOINE.
IL FAUT S’ASSURER DE LA PRONONCIATION CORRECTE DE CHACUN DES PHONÈMES
ET BIEN MARIER,DANS SON INTERPRÉTATION, L’HARMONIE ET LA MÉLODIE.
Lors de mon retour à Montréal quelques semaines plus tard, j’avais déjà le contrat de Salzbourg dans la « boîte à malle », comme on dit chez nous [rires]. Je me suis mis à l’apprentissage intensif du texte allemand de cet opéra avec une professeure du Goethe-Institut à Montréal et suis allé chanter Tamino dans la ville de Mozart, durant cinq mois. Pendant ce séjour à Salzbourg, je me suis également présenté à une audition à Linz et ma candidature a été retenue. J’ai vécu à Linz pendant deux ans et demi et j’ai pu y faire quatre premiers rôles par saison.

En Autriche, l’assistance à l’opéra, l’opérette ainsi qu’aux concerts de musique classique va de soi dans la population en général. Cela ne cesse de m’impressionner. Les gens vont à l’opéra et aux concerts parce qu’il s’agit d’une activité normale et dont ils ont besoin – ils y sont habitués. C’est un peu comme au Québec avec le hockey : si l’on nous offre un billet pour aller voir une joute, on ne se pose pas la question à savoir si l’on accepte l’offre ou non !
VOUS VOUS ÊTES ENSUITE RETROUVÉ À BONN ET AVEZ BEAUCOUP CHANTÉ SUR LES SCÈNES LYRIQUES ALLEMANDES. POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DE CETTE ALLEMAGNE OÙ L’OPÉRA TIENT UNE PLACE PRÉDOMINANTE DANS LE DOMAINE DES ARTS DE LA SCÈNE ? ET DE LA RELATION DU PEUPLE ALLEMAND AVEC L’ART LYRIQUE ?
Dans la ville où je suis en ce moment, à Berlin, il y a environ 600 représentations d’opéra par année. Trois maisons y présentent environ quatre productions par semaine. Chaque compagnie présente des productions adressées à la jeunesse, ce qui est primordial. Si l’on parle de musique symphonique, l’offre est encore plus grande. À Munich seulement, il y a cinq des meilleurs orchestres du monde... dans la même ville ! Et dans chaque ville de 50 000 habitants et habitantes et plus en Allemagne, il y a une maison d’opéra et un orchestre. C’est une question d’identité !
J’aimerais vraiment contribuer à l’émergence d’un milieu semblable au Québec, toute proportion gardée, pendant le reste de ma carrière. Ça me tient à cœur ; les programmes pédagogiques d’études primaires et secondaires doivent comporter l’enseignement de la musique pour tous, en y intégrant la musique dite classique et l’art lyrique, car ce sont des connaissances générales de base, au même titre que la géographie ou le sport. Nous nous devons de présenter des concerts et opéras spécialement créés pour la jeunesse, tel que nous le faisons pour le théâtre et le cinéma. Le premier contact est détermi- nant. Il ne faut pas priver les jeunes de la possibilité d’aimer la musique classique et l’opéra. Dans les institutions allemandes, l’octroi des subventions du gouvernement est conditionnel à l’existence de telles créations jeunesse.

Eric Laporte (Hoffmann)
Les Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach
Staatstheater Mainz, 2019
Photographie : Andreas Etter
VOUS AVEZ EU L’OCCASION DE TENIR DES RÔLES DANS LES OPÉRAS DE RICHARD WAGNER : LE RÔLE-TITRE DANS LOHENGRIN ET CELUI D’ERIK DANS LE VAISSEAU FANTÔME. QUEL EST VOTRE RAP- PORT AVEC CELUI QUI A DÉFINI L’OPÉRA COMME L’ART TOTAL ?
Pour paraphraser le maître de Bayreuth lui-même, l’art total exige un investissement total. Et s’investir totalement suppose en outre que l’on comprenne et maîtrise la langue allemande, ce que je suis parvenu à faire. Sans de telles connaissances, on ne peut véritablement comprendre le lien entre la musique et le texte – si inter-reliés –, apprécier la poésie et la tendresse infinie des mots de Wagner, et décrypter le langage imaginaire ainsi que les formules de syntaxe que l’on retrouve dans ses livrets. Apprendre un rôle dans un opéra de Wagner est un travail de moine. Il faut s’assurer de la prononciation correcte de chacun des phonèmes et bien marier, dans son interprétation, l’harmonie et la mélodie. Je suis heureux d’avoir découvert que ma voix et ma sensibilité pouvaient servir l’œuvre de Wagner, d’autant plus qu’en Allemagne, le compositeur-librettiste-chef-metteur en scène qu’il fut est un incontournable.
J’ai eu la chance d’interpréter le rôle-titre de Lohengrin à Ulm et Nuremberg, et celui d’Erik dans Le Vaisseau fantôme à Giessen et Hanovre, mais aussi dans notre capitale provinciale lors de la 9e édition du Festival d’opéra de Québec en 2019. Et j’ai bon espoir de prendre part bientôt à une production de Tannhäuser... et pourquoi pas à sa version de Paris en langue française !
LES RÉPERTOIRES FRANÇAIS ET ITALIEN NE VOUS SONT PAS INCONNUS NON PLUS. VOUS AVEZ CHANTÉ, POUR NE PRENDRE QUE QUELQUES EXEMPLES, DANS FAUST, LES CONTES D’HOFFMANN, LES PÊCHEURS DE PERLES, PÉNÉLOPE ET WERTHER, AINSI QUE DANS MANON LESCAUT, AÏDA, LA TRAVIATA, NABUCCO, RIGOLETTO, TOSCA ET TURANDOT. VOTRE APPROCHE DE CES RÉPERTOIRES EST-ELLE TRÈS DIFFÉRENTE DE CELLE QUE VOUS PRIVILÉGIEZ POUR L’OPÉRA ALLEMAND ?
En réalité, j’ai chanté autant en français qu’en italien ou en allemand depuis le début de ma carrière. Dans les pays germanophones, on m’a souvent invité à jouer dans des opéras en langue française en raison du fait qu’il s’agit de ma langue maternelle. S’agissant de l’opéra italien, l’un des personnages qui m’ont donné le plus grand des plaisirs à interpréter est celui de Radamès dans Aïda. Mon approche des répertoires n’est pas différente selon les origines de l’opéra, d’autant que les œuvres européennes du XIXe siècle empruntent un langage et sont d’une écriture musicale similaire. Ma méthode est caractérisée par la nécessité de comprendre et apprivoiser le texte et la musique.
De plus, des langages musicaux paneuropéens existaient aux XVIIIe et XIXe siècles, en raison des nombreux emprunts, influences et modes à la grandeur du continent. À l’opéra et dans la mélodie, le texte exerce évidemment une grande influence sur l’écriture musicale, et l’enjeu est de toujours maîtriser le texte à interpréter, quelle qu'en soit la langue, non seulement dans sa signification et sa prononciation, mais aussi dans son tissage musical. Je n’accepte jamais de chanter au son. Je ne me suis pas encore attaqué au grand répertoire russe, en dépit de mon attirance pour Tchaïkovski, par exemple, car je ne maîtrise pas cette langue. D’autre part, vers le milieu du XXe siècle, les compositeurs commencèrent à créer des langages musicaux totalement individuels, et leur lecture est un travail de pure découverte que j’adore également.
Eric Laporte (Werther)
Werther de Jules Massenet
Theater Ulm, 2016
Photographie : Jochen Klenk
POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOTRE RETOUR AU QUÉBEC ET DES RAISONS QUI VOUS ONT ENCOURAGÉ À RENTRER AU BERCAIL ? COMMENT AVEZ-VOUS ÉTÉ ACCUEILLI PAR NOS COMPAGNIES LYRIQUES QUÉBÉCOISES ?
Pendant toutes ces années à l’étranger, le Québec m’a manqué, même si j’y suis revenu au moins une fois par année pour retrouver famille et amis. Je n’ai évidemment pas été en exil, mais j’ai été, sans y être forcé, fortement incité à demeurer en Europe pour exercer mon métier d’artiste lyrique. Comme pour tant d’autres, la pandémie a été le temps des remises en question et l’occasion d’une grande réflexion sur l’avenir. Mon choix est de poursuivre dorénavant ma carrière en faisant du Québec mon port d’attache, tout en continuant de chanter en Europe, mais en me produisant le plus souvent possible aussi dans les Amériques. J’ai été fort bien accueilli par le milieu lyrique d’ici, l’Opéra de Québec premièrement, puis l’Orchestre symphonique de Québec m’ayant invité à plusieurs reprises. L’Opéra de Montréal m’a également associé à l'événement La Compilation en novembre 2021. J’ai aussi pu prendre part à l’enregistrement de l’intégrale des mélodies de Massenet parue récemment chez ATMA Classique.
Je voudrai d’ailleurs répondre positivement à ce bel accueil en faisant profiter notre riche milieu lyrique de l’expérience acquise en Europe, et ce par le biais de l’enseignement, du mentorat, de la création, et sous toute autre forme que pourrait prendre une collaboration avec les institutions lyriques d’ici.

L’OPÉRA – REVUE QUÉBÉCOISE D’ART LYRIQUE INVITE LES ARTISTES À FORMULER UN PROJET LYRIQUE DANS LE CONTEXTE HYPOTHÉTIQUE OÙ ILS DISPOSERAIENT D’UN BUDGET... ILLIMITÉ ! QUEL PROJET ERIC LAPORTE VOUDRAIT-IL RÉALISER DANS DE TELLES CONDITIONS ?
Puisqu’il n’y a pas encore au Québec de véritable amphithéâtre lyrique, j’en construirais un premier dont la jauge serait de 1000 à 1500 sièges. Il s’agirait d’un lieu où l’on présenterait entre autres les opéras du répertoire lyrique régulier dans des mises en scène actuelles et innovantes, et lorsque l’œuvre s’y prête, dans des traductions françaises afin de bâtir une relation étroite avec le public, notamment le nouveau public, qui se reconnaitrait dans nos productions. Les décors, costumes et installations technologiques de nos productions seraient créés dans nos ateliers, à même le complexe. La maison lyrique serait également un lieu de création, car nous ferions la commande de nouveaux opéras afin d’enrichir le répertoire de nouvelles œuvres québécoises et étrangères ; notre réputation dépassant nos frontières, les créateurs de toutes origines désireraient s’exprimer chez nous. Budget illimité vous disiez ? Nous aurions nos propres orchestres, pour les différents styles de nos créations.
Les jeunes artistes lyriques y auraient une place privilégiée et des programmes d’insertion professionnelle seraient conçus pour permettre à ces jeunes de prendre part à de multiples productions avec comme objectif premier et intouchable le respect de leur développement. Une part des productions serait intentionnellement créée aux fins de tournées dans des villes d’importance au Québec, ainsi que dans les régions où l’accès aux arts vivants est plus difficile. Notre rayonnement serait national, mais aussi international, de sorte que nous serions les invités de grands festivals internationaux. La création de productions dédiées à la jeunesse serait également une priorité, afin d’amener la beauté lyrique dans les oreilles du futur. Des opéras avec des sujets, mises en scène et durées adaptés aux différents âges seraient créés de toutes pièces.
Mais, budget illimité ou pas, je compte bien être en mission pendant les prochaines années afin de contribuer à l’émancipation de l’opéra, cette forme d’expression culturelle que chérissent les Québécois et les Québécoises depuis plusieurs générations !
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44 MAISONS D'OPÉRA • 7 PAYS • 100 PRODUCTIONS
• 54 PREMIERS RÔLES • 10 SECONDS RÔLES