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CODA - FRAGMENTS POUR SVADBA - OPÉRA LYRIQUE EN UN ACTE

CODA - FRAGMENTS POUR SVADBA - OPÉRA LYRIQUE EN UN ACTE

L’opéra lyrique Svabda, mariage en Serbe, est arrivé à Montréal en mars 2018 à la suite des succès incontestés remportés de Toronto au Festival d’Aix-en-Provence : « poésie stellaire », annonce le quotidien Le Devoir, tandis que le musicologue Jean-Jacques Nattiez, dans la recension qu’il en a faite dans le numéro 15 cette même revue, prévient : « Attention chef-d’œuvre ». Un petit grand chef-d’œuvre, ajouterais-je, avec trois nouveautés dans l’agencement narratif qui le rendent particulièrement efficace dans la transmission d’émotions cristallines : la structure musicale d’opéra a cappella sans orchestre avec seulement des voix de femmes (trois sopranos, trois mezzos), le parti pris par Martine Beaulne d’une mise en scène minimaliste, mais qui requiert une intensité soutenue dans l’interprétation, et enfin le recours à la langue serbe, langue d’origine de la compositrice, caractérisée par un rythme et une fluidité particulières.

Ana Sokolovic

De brefs moments d’accompagnement musical – comme les quelques notes d’harmonica égrenées par l’actrice principale – indiquent bien que l’œuvre en question baigne dans la tradition culturelle de l’Europe de l’Est sans pour autant qu’une mise en évidence forcée la fasse tomber dans le piège du folklore. Ana Sokolović a une façon de « flâner » dans la tradition serbe et balkanique qui me convainc sans aucune réserve ; elle convoque une mémoire que je dirais « granulée », faite de fragments qui nous portent petit à petit dans l’universalité du sentir, renonçant à toute trace nostalgique d’émotions pour le futur, de souvenir du passé partagé avec les cinq amies les plus chères. Les souvenirs d’enfance et d’adolescence, les études en commun, les rivalités que l’affection ne dissimule pas pour autant ; enfin, le jeu temporel de Chronos, le temps du récit caché dans le ventre d’une nuit, et le jeu du Kairos où les mondes symboliques du passé et du futur racontent l’inquiétude de l’espérance face à un changement important, rite d’initiation préparant à la responsabilité sociale du mariage. Des thèmes intenses, racontés toujours avec légèreté et ironie, dans une forme narrative dépourvue de toute trace de référence forcée à une identité culturelle précise. C’est la langue qui circonscrit culturellement le lieu de l’origine et aussi, à certains moments, le mélange des genres musicaux : échos de chansonnettes ou de comptines, sans jamais perdre l’« élégance du flâneur ».

On peut voir dans ce choix de raconter des bribes d’émotions et de les traverser comme un flâneur une façon d’exorciser la souffrance que l’épreuve du changement porte avec soi. La nuit du passé, la nuit du futur, la nuit du partage, la nuit de la séparation entraînent assurément de la souffrance, mais Ana Sokolović parvient à la voiler et à construire un rythme musical narratif qui se dérobe sans nier. Et le résultat de ce choix, pas facile, de se soustraire à toute référence réconfortante liée à des racines culturelles pour se projeter dans le théâtre universel de l’expérience humaine est extraordinaire. Barthes nous dit, dans Culture et tragédie : « C’est de cette souffrance qu’est formé le monde, notre monde, à nous, les hommes. La tragédie du théâtre nous enseigne à contempler cette souffrance dans la sanglante lumière qu’elle projette sur elle ; ou mieux encore, à approfondir cette souffrance, en la dépouillant, en l’épurant ; à nous plonger dans cette pure souffrance humaine, dont nous sommes charnellement et spirituellement pétris, afin de retrouver en elle non point notre raison d’être, ce qui serait criminel, mais notre essence derrière, et avec elle, la pleine possession de notre destin d’homme. Nous aurons alors dominé la souffrance imposée et incomprise par la souffrance comprise et consentie ; et immédiatement la souffrance deviendra de la joie »[1].

J’aimerais définir la sagesse de la légèreté voulue par Ana Sokolović et la metteuse en scène Martine Beaulne comme le seul chemin possible pour transformer la souffrance en joie. La joie dans Svabda est présente comme le « projet » : fil d’Ariane qui indique la route à prendre, le futur accepté après que la nuit de la mémoire sans nostalgie, passée en compagnie des amies, peut fermer ses portes sans regret.

[1] Roland Barthes,  Culture et tragédie (1942), in Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002 ; p. 31-32.


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