LA CONTRIBUTION DE PIERRE BOULEZ (1925 – 2016†) À L’OPÉRA
Alors que la presse souligne surtout le rôle que Pierre Boulez a joué dans l’évolution du langage musical, la stature internationale du chef d’orchestre, ses initiatives dans la création d’institutions et ses interventions souvent polémiques,* ses qualités d’essayiste, L’Opéra se doit de mettre l’accent sur sa participation à des projets du domaine lyrique qui ont connu pour la plupart un retentissement international.
Dès que Boulez se lance dans la direction d’orchestre en militant de la musique atonale du xxe siècle, il dirige en novembre 1963 la première du Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra de Paris, associé à Jean-Louis Barrault. Rien d’étonnant : durant toute sa carrière, c’est toujours avec des metteurs en scène impliqués dans le renouveau de l’art scénographique qu’il collaborera. En avril 1966 à Stuttgart, il est le complice, pour cette même œuvre, de Wieland Wagner, l’initiateur du Nouveau Bayreuth. Après le décès de Hans Knappertsbusch, indélogeable depuis 1951, Wieland l’engage la même année au Festival de Bayreuth pour renouveler dans un esprit moderniste la conception musicale de Parsifal, au déplaisir de plusieurs. La mort de Wieland Wagner en 1967 ne permet pas immédiatement une autre présence de Boulez à Bayreuth, mais c’est à lui qu’il est fait appel, en mars-avril, pour remplacer Karl Böhm dans la présentation au Festival d’Osaka de l’historique mise en scène de Tristan et Isolde selon Wieland (Bayreuth, 1962). **
Diffusée par la télévision japonaise, cette production, accessible grâce à une vidéo-pirate1, permet d’entendre comment Boulez aborde cette oeuvre majeure qu’il n’a jamais redirigée. On est stupéfait de la maîtrise qu’il en avait après seulement trois répétitions2. Donnant suite à une promesse de son frère Wieland, Wolfgang Wagner l’invite à diriger la Tétralogie dite du
Centenaire (1976-1980), considérée aujourd’hui comme une des productions les plus importantes de la mise en scène lyrique au xxe siècle grâce au génie théâtral de Patrice Chéreau. Boulez avait d’abord pensé à Peter Stein, mais il suivit les conseils de sa soeur, même s’il n’avait jamais assisté à une de ses productions. Le travail de Chéreau déclencha l’année de sa création des manifestations d’hostilité, mais celui de Boulez, pour qui le lyrisme ne devait venir qu’une fois la clarté et la précision obtenues, ne fut pas jugé moins scandaleux3. Bouclant la boucle inaugurée avec l’invitation de 1966, Boulez reviendra une dernière fois à Bayreuth en juillet-août 2005 pour diriger Parsifal à l’occasion de ses 80 ans. Si la mise en scène de Christoph Schlingensief – qui n’était pas son choix mais dont il ne dit aucun mal – était à mon avis innommable (miradors, danses africaines et gambades de lapins sur la scène), Boulez témoigna d’une maîtrise absolue de la partition, débarrassée de l’ascétisme moderniste affiché quarante ans plus tôt. Je l’ai considérée à l’époque comme la meilleure interprétation que j’aie jamais entendue. Boulez collaborera encore avec Chéreau pour deux productions marquantes : en février 1979, il dirige à l’Opéra de Paris la première mondiale de la Lulu de Berg en trois actes, événement amplement médiatisé mais dont la conception scénique fut très critiquée ; il étonne en juillet 2007 en acceptant, avec lui, de diriger au Festival d’Aix-en-Provence, De la maison des morts de Janáček, un compositeur qui ne faisait pas partie de son panthéon du xxe siècle. Par ce geste, il tenait à manifester sa fidélité à une institution où on l’avait invité en 1955 pour la création française du Marteau sans maître. On l’avait retrouvé à Aix en juillet 1998 pour Le château de Barbe-Bleue de Bartók, mis en scène par la chorégraphe Pina Bausch et, en juillet 2003 et 2006, pour des œuvres de de Falla (Les tréteaux de Maître Pierre), Renard de
Stravinsky et le Pierrot lunaire de Schoenberg, un triptyque monté dans l’esprit du théâtre de foire par Klaus-Michael Gruber. Par ailleurs, le Pelléas et Mélisande de Debussy est pour Boulez une œuvre-fétiche qu’il a souvent dirigée en version de concert. Après sa première expérience de Bayreuth, il avait été invité, en décembre 1969, à Covent Garden dans une production de Josef Svoboda. Il la dirige à nouveau au Welsh National Opera de Cardiff et au théâtre du Châtelet en avril 1992, réussissant enfin à collaborer avec Peter Stein – c’était un projet de longue date – dont il partageait la conception tragique du rôle de Golaud. C’est encore avec lui qu’il collabore, à l’Opéra de Hollande à Amsterdam en octobre 2005, pour le Moïse et Aaron de Schoenberg.
Comme on le voit, Boulez a dirigé six opéras majeurs de Wagner, dont il se sentait très proche, et les œuvres lyriques des compositeurs-phares qui incarnaient pour lui la modernité musicale.
On ne s’étonne pas alors qu’il ait accompagné ses activités de chef d’orchestre d’essais très élaborés pour souligner la signification historique et culturelle des opéras qu’il a dirigés et pour témoigner de la qualité des metteurs en scène d’opéra avec qui il a collaboré (4).
* Sur ce dernier point, cf. J.-J. Nattiez, « Boulez : faut-il faire sauter les maisons d’opéra ? », L’Opéra, Nº 4, été 2015, p. 50.
** Pour une présentation détaillée de sa contribution à une commission d’étude pour la réforme des théâtres lyriques et de ses collaborations dans le monde de l’opéra, cf. les chapitres V et VII de l’excellent ouvrage de Catherine Steinegger, Pierre Boulez et le théâtre, Wavre, Mardaga, 2012.
1) Legato Classics, LVC 005.
2) Selon une communication personnelle de Boulez.
3) Pour une étude détaillée, cf. J.-J. Nattiez, Tétralogies : Wagner, Boulez, Chéreau. Essai sur l’infidélité, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1980.
4) Cf., dans Pierre Boulez, Regards sur autrui (Points de repère II), Paris, textes réunis par J.-J. Nattiez et Sophie Galaise, Christian Bourgois éditeur, 2005, les textes Nº 8 à 15, 52, 85 et 87 à 89.