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Rencontre avec Ana Sokolović - Un grand pas en avant pour l’opéra au Québec et au Canada

Rencontre avec Ana Sokolović - Un grand pas en avant pour l’opéra au Québec et au Canada

Le mois dernier, nous apprenions avec un immense plaisir que la compositrice Ana Sokolović devenait titulaire d’une nouvelle Chaire de recherche du Canada en recherche et création d’opéra. Cela constitue une grande nouvelle à plusieurs égards, notamment parce qu’il s’agit de la première chaire de recherche consacrée à l’opéra qui voit le jour au Canada. Quelle chance donc que son siège soit ici, au Québec, à l’Université de Montréal où la compositrice enseigne déjà depuis bon nombre d’années. L’Opéra s’est donc entretenu avec la nouvelle titulaire de cette Chaire de recherche, qui a déjà marqué à plusieurs reprises le paysage lyrique montréalais notamment avec la présentation de son opéra de chambre Svadba en 2018 à l’Opéra de Montréal ou à travers ses nombreuses activités d’enseignement, pour en apprendre davantage sur la mission de la Chaire.  

Pourquoi est-ce important de mettre sur pied une Chaire de recherche en création d’opéra au Canada ?

Je crois que c’est le bon moment, en ce moment, pour promouvoir la création d’opéras. Nous sommes en pleine période de remises en question, de contestations et de bouleversement des cadres mis en place. Tous les mouvements sociaux que l’on a vus se développer au cours des dernières années – Black Lives Matter, Me too ou la reconnaissance des torts causés aux populations autochtones au Canada, par exemple – démontrent que la société change et cela a un impact important sur la création artistique. On ne peut plus supporter de voir des femmes mourir à l’opéra simplement parce qu’elles ont exhibé leur sexualité ou parce qu’elles sont des femmes. À Montréal, particulièrement, on ressent un bouillonnement, un désir de créer les opéras d’aujourd’hui. Après tout, l’opéra est, et a toujours été, une sorte de miroir de la société – tant en ce qui a trait au contexte social qu’au développement technologique. Si la création lyrique au Québec se fait majoritairement dans des plus petites compagnies d’opéra, on remarque toutefois que depuis cinq ou six ans l’Opéra de Montréal encourage fortement la création en commandant des opéras aux compositeurs d’ici. On ressent également une effervescence au sein de la jeunesse lyrique, qui se prête au jeu en faisant partie de la création. C’est donc le bon moment pour actualiser les pratiques lyriques, en encourageant l’opéra d’aujourd’hui et en explorant les outils technologiques qui s’offrent à nous.

Quelle est la mission de la Chaire de recherche ?

La mission comporte plusieurs dimensions à différents égards. D’abord, la Chaire vise à renouveler l’opéra au XXIe siècle en faisant dialoguer la recherche et la création. Alors que la création engendrera plusieurs questions de recherche, la recherche pourra quant à elle nourrir la création. Il s’agira donc d’une démarche collaborative, dont les actrices et les acteurs principaux seront l’ensemble des membres de la communauté lyrique. Ensuite, nous souhaitons apporter une aide aux créatrices et aux créateurs de tous les milieux : composition, livret ou production, par exemple. Les processus de création et de production d’un opéra sont bien différents ; ici au Québec, on remarque que les plus petites compagnies ont beaucoup d’expérience en création d’opéra, tandis que les grandes compagnies sont surtout spécialisées en production d’œuvres. La Chaire de recherche permettra de soutenir les artistes dans ces deux domaines. Finalement, on souhaite parler aux gens d’aujourd’hui. À l’aide d’une production lyrique, une compositrice ou un compositeur peut parler à son public, au public du XXIe siècle. On souhaite créer un engouement, une excitation pour l’opéra d’ici et de maintenant. 

Vous mentionnez vouloir faire dialoguer recherche et création. Dans quelle mesure se développe ce dialogue ?

Les deux sont étroitement reliés au sein de notre démarche. En faisant de la création, certaines problématiques émergent et ouvrent la voie à des recherches nouvelles. À l’inverse, certaines questions soulevées dans le cadre de la recherche peuvent être explorées par la voie de la création. Prenons un exemple concret : l’interprétation lyrique dans un contexte vidéo. Si l’on tourne un opéra ailleurs que sur une scène (et qu’il ne s’agit pas d’un lipsynch, mais bien d’une interprétation enregistrée), est-ce que ça a un impact sur l’identité de l’opéra et son interprétation ? Cette question relevée lors d’une démarche de recherche peut être vérifiée au sein du processus de création. Est-ce qu’une chanteuse qui chante dans ce que l’on peut qualifier d’un studio de 36 mètres cubes va, à titre d’exemple, devoir modifier sa technique vocale pour être captée adéquatement par les microphones ? Quel sera son forte ? Son piano?  C’est donc un processus très conjoint et c’est de cette façon que l’on peut établir un réel pont entre le milieu de la recherche et celui de la création. 

Quels sont les premiers projets que vous souhaitez démarrer au sein de la Chaire ?

Un des projets est déjà en branle depuis quelques mois : il s’agit d’un séminaire de création donné à l’Université de Montréal qui regroupe la Faculté de musique, celle d’aménagement et le département de cinéma de la Faculté des arts et des sciences, ainsi que l’École nationale de théâtre et l’École de danse contemporaine de Montréal. Je le co-enseigne à l’aide de plusieurs collègues de ces milieux, soit Olivier Asselin, Marie-Josèphe Vallée, Sarah Bild, Diane Pavlović et Andrea Romaldi. Le but de ce séminaire est de composer quatre opéras utilisant la réalité virtuelle et la réalité augmentée, qui seront présentés par l’Opéra de Montréal en 2023 si tout se passe bien. Ce projet rallie donc directement le milieu universitaire au milieu professionnel. Les étudiantes et les étudiants du séminaire sont répartis en quatre équipes formées de gens des différentes facultés et écoles et ensemble, elles et ils créent conjointement ces opéras qui seront faits pour l’écran. On assiste, depuis maintenant plusieurs années, à l’écranification de l’opéra : de plus en plus d’opéras sont aujourd’hui présentés à l’écran. Par contre, la majorité de ces opéras sont d’abord conçus pour la scène, puis filmés. Avec ce projet, nous voulions investiguer ce qui changerait lorsqu’on conçoit les opéras pour les nouvelles technologies dès le début ; nous essayons de comprendre comment conjuguer l’art vivant qu’est l’opéra à celui du cinéma. L’approche collaborative de recherche et de création prend ici tout son sens : le séminaire est un laboratoire où l’on fait des essais et des erreurs, et cela fait émerger questions de recherche dont on discute ensemble. C’est très stimulant et ça fait beaucoup réfléchir.

Dans un autre ordre d’idées, nous avons un projet de publication sur la table : un numéro spécial de la Revue musicale OICRM, la revue scientifique publiée par l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique qui a siège à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Ce numéro thématique sera consacré à l’opéra au XXIe siècle et aux nouvelles technologies et devrait, lui aussi, voir le jour en 2023. Parallèlement, nous travaillons aussi à organiser une journée d’étude qui aurait pour sujet principal les opéras créés dans le cadre de notre séminaire ; les détails de cet événement sont à venir !

Quel sera l’impact des travaux de la Chaire sur la vie lyrique au Québec et au Canada ?

Nous souhaitons éveiller plus qu’il ne l’est déjà l’intérêt collectif pour l’opéra et surtout l’opéra d’aujourd’hui, du XXIe siècle ; on veut le rendre populaire, plus disponible, moins élitiste et moins couteux. On veut ouvrir la porte de l’exploration et rendre cet art plus inclusif, tout en conservant sa grande qualité musicale. La vie lyrique de Montréal, du Québec et du Canada deviendra des plus diversifiées et surtout, sera à l’image de son temps !


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