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CRITIQUE - Information : Montréal Oct. 1970 – Au carrefour de l’Histoire

CRITIQUE - Information : Montréal Oct. 1970 – Au carrefour de l’Histoire

Pierre Rancourt (Sylvain Leclair), Jacqueline Woodley (Irina Kotova/Voyageuse du Temps) et Marie-Annick Béliveau (Mary Vance), dans Information, 2024
Photographie : Pierre-Etienne Bergeron

Mary Vance (Marie-Annick Béliveau) est une jeune journaliste anglophone qui intègre la très masculine salle des nouvelles d’un quotidien. Il s’agit pour elle d’une occasion sans précédent de montrer de quoi elle est capable, mais son élan est freiné par une grossesse non désirée. Alors qu’elle mène les démarches pour se faire avorter dans la clinique du Dr. Morgentaler, elle voit poindre des événements qui pourraient grandement perturber la situation politique du Québec, aux côtés de son collègue Sylvain Leclair (Pierre Rancourt), un journaliste de la branche francophone du quotidien. Alors que celui-ci travaille secrètement à obtenir de l’information sur les activités du Front de Libération du Québec (FLQ), Mary rencontre pour un reportage la danseuse étoile russe Irina Kotova (Jacqueline Woodley), qui cherche à fuir l’URSS. Kotova est dotée d’étranges pouvoirs, qui lui permettent de voyager dans le temps et d’en voir tous les possibles. Elle révèle à Mary l’issue tragique du projet politique du FLQ, révélation qui n’empêchera pas pour autant la marche inexorable des événements.

Cher·es lecteur·rices, avant d’aller plus loin dans cette critique, je me dois de vous faire une confession : quand je me suis rendue à la représentation d’Information, j’étais armée d’une brique et d’un fanal, prête à en découdre. C’est que j’avais été assez marquée par la trame narrative pour le moins décousue de Backstage at Carnegie Hall, le premier opus de l’ambitieuse tétralogie Hope (and the Dark Matter of History). Avec un synopsis plutôt fourni et le retour de la Voyageuse du temps – dont j’ai questionné la pertinence narrative dans une précédente critique – j’avoue avoir abordé ce deuxième tome avec un fort a priori négatif. Bref, j’étais prête à vous pondre une critique in-cen-diaire.

Et bien il n’en sera rien, parce qu’Information s’avère une production plutôt réussie. Musicalement d’abord : avec une petite formation instrumentale réunissant piano, guitare électrique, violoncelle et saxophones, Brady est parvenu à donner beaucoup de relief au récit, à travers un habile agencement de textures sonores, passant du shredding intense à des passages mélodiques inspirés. La distribution d’interprètes chevronné·es – merci à Chants Libres pour ce choix éclairé – y est pour beaucoup dans le succès de la production. Elle met de l’avant des interprètes matures, aux voix solides et aux riches aptitudes dramatiques, qui ont porté l’opéra avec aisance, à travers une mise en scène tout à fait efficace d’Anne-Marie Donovan.

Information, 2024
Photographie : Pierre-Etienne Bergeron

Soulignons par ailleurs l’excellent travail de la librettiste Mishka Lavigne, qui a réussi à élaborer un récit cohérent et structuré à partir d’un projet narratif pour le moins ambitieux. Par exemple, Lavigne a eu l’excellente idée d’intégrer la Voyageuse du Temps dans le cours de l’Histoire, à travers le personnage de la danseuse étoile fugitive. J’en questionne encore la pertinence, pour être tout à fait honnête avec vous. Parce que sous ses apparences de récit très compliqué faisant s’entremêler trois pans de l’histoire (la Crise d’Octobre, la revendication du droit à l’avortement, la Guerre Froide), le fond en est assez simple : en un temps T, les événements s’entrechoquent, convergent, parfois à l’intérieur d’une seule vie humaine. Ça arrive tout le temps. Cela m’amène à questionner ce que l’on retire vraiment d’Information, outre une expérience musicale vraiment intéressante (ce qui est déjà beaucoup). Acquiert-on une nouvelle lecture des événements d’octobre 1970? Pas vraiment. Notre conception du temps s’en trouve-t-elle enrichie, complexifiée? Non plus. Malgré la capacité qu’a la Voyageuse du Temps de voir les multiples ramifications temporelles et tous ses possibles simultanés, la conclusion est sans équivoque : la marche du temps ne peut être interrompue, nous n’avons que très peu de prise sur les événements. À quoi cela sert-il alors qu’elle les annonce à Mary Vance, qui s’avère finalement une témoin impuissante? Si en 2024, « quelque chose se prépare », comme l’annonce en épilogue la Voyageuse du Temps, que pouvons-nous y faire? Sommes-nous condamné·es à assister passivement à la marche de l’Histoire, aussi peu rassurante soit-elle? Cela semble être la conclusion suggérée par Information, mais j’espère sincèrement me tromper.

Information : Montréal Oct. 1970

Opéra en deux actes de Tim Brady sur un livret de Mishka Lavigne

Production
BradyWorks et Chants Libres, en collaboration avec Le Vivier
Représentation
Salle Orange de l’Édifice Wilder , 27 avril 2024
Direction musicale
Pascal Germain-Berardi
Interprète(s)
Marie-Annick Béliveau (Mary Vance), Pierre Rancourt (Sylvain Leclair), Jacqueline Woodley (Irina Kotova/Voyageuse du Temps), David Menzies (Jim), Clayton Kennedy (maître de ballet, médecin, journaliste)
Mise en scène
Anne-Marie Donovan
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