CRITIQUE - Festival d’opéra de Québec : Yourcenar à l’opéra, servie par des voix remarquables
Stéphanie Pothier (Marguerite), dans Yourcenar – Une île de passions, Festival d’opéra de Québec, 2022
Photographie : Louise Leblanc
Les opéras québécois ne sont pas légion, c’est pourquoi la création d’un nouvel ouvrage est toujours attendue avec beaucoup d’impatience. Surtout lorsque les librettistes sont des écrivaines aussi réputées que la regrettée Marie-Claire Blais et Hélène Dorion. Raconter la vie de Marguerite Yourcenar à travers sa carrière et ses amours était une bonne idée et permettait de mettre en valeur les nombreux champs d’intérêt de la romancière qui a passé les 37 dernières années de sa vie sur l’Île des Monts Déserts (Mount Desert Island)dans le Maine, d’où le titre de l’opéra.
La vie d’une femme vue par deux femmes ouvre la porte à beaucoup de sensibilité et d’émotions, et nous permet de suivre son parcours sous l’angle de l’amour, de la compassion, du doute face à la création, de l’angoisse et de la solitude à la perte d’êtres chers. On se sent subitement comme des amies et des complices de ce trio littéraire Yourcenar-Blais-Dorion.
Pourtant, avec ses deux actes consistant principalement en une série de tableaux chronologiques et, dans le premier, en de fréquents retours en arrière, s’agit-il vraiment d’un opéra ? Moins statique, le deuxième acte, avec son triangle amoureux, l’entrée de Marguerite à l’Académie française et ses prises de position sociales, apporte un peu de vie à ce que j’oserais comparer à un beau documentaire narratif et visuel sur Yourcenar.
Stéphanie Pothier (Marguerite) et Kimy McLaren (Grace), dans Yourcenar – Une île de passions, Festival d’opéra de Québec, 2022
Photographie : Louise Leblanc
Pour le compositeur Éric Champagne, écrire deux heures de musique pour six solistes, un chœur et un orchestre de chambre sur un livret qui invite à l’introspection et à la confidence était un défi de taille et, selon moi, son œuvre tient davantage d’un oratorio ou d’une cantate que d’un opéra. D’un langage toujours très accessible, tantôt modal, tantôt atonal, parfois expressionniste et même minimaliste, Yourcenar – Une île de passions applique aux voix un récitatif s’inspirant du plain-chant grégorien, comme l’avait fait Debussy il y a 120 ans, dans Pelléas et Mélisande... On aurait souhaité plus d’audace de la part de ce compositeur dont on sait qu’il en est capable. À la manière d’un coryphée antique, le chœur de douze voix appuie et commente l’action dans le même esprit que les solistes. Deux moments forts de ses interventions : le récit de la guerre et la mort de Jerry.
Les bois et les percussions attirent l’oreille et créent des épisodes d’une grande intensité dramatique et d’une belle couleur sonore. Par contre, les cordes, à l’exception des solos de violon, s’en tiennent trop souvent à de longues tenues les réduisant à l’état d’accompagnement. Dommage que le compositeur n’ait pas exploité au maximum l’immense potentiel des Violons du Roy…
L’œuvre est une coproduction du Festival d’opéra de Québec, de l’Opéra de Montréal et des Violons du Roy. Sa formule la rend facilement « exportable » en vue de tournées : au Palais Montcalm, en l’absence de fosse d’orchestre, les instrumentistes et le chef étaient placés au fond de la scène. Au premier plan, les chanteurs, évoluant dans un sobre décor blanc, étaient séparés de l’orchestre par un muret hémicirculaire pouvant rappeler autant un théâtre antique cher à l’auteure des Mémoires d’Hadrien qu’un bord de mer. Au-dessus de la scène, un écran avec des projections plus que ternes, et des extraits de films.
La mise en scène d’Angela Konrad permet aux chanteurs, dont les mouvements se limitent à des allées et venues sur scène et à quelques étreintes, de faire ressortir toute l’émotion littéraire et musicale de l’opéra.
Jean-Michel Richer (Daniel) et Hugo Laporte (Jerry), dans Yourcenar – Une île de passions, Festival d’opéra de Québec, 2022
Photographie : Louise Leblanc
Chapeau bas aux six chanteurs par qui l’œuvre prend vie et au chef d’orchestre Thomas Le Duc-Moreau. La mezzo-soprano Stéphanie Pothier domine la scène et a littéralement pris possession de son personnage : sa voix d’une grande richesse épouse les sentiments, les aspirations et les tiraillements de Yourcenar, qu’elle rend attachante et passionnée. Excellente et touchante est la soprano Kimy McLaren dans le rôle de Grace, secrétaire, traductrice et compagne de Yourcenar. Elle exprime parfaitement l’amour, les tiraillements et les regrets que vivent les deux femmes. Le solide baryton Hugo Laporte campe un Jerry Wilson ambigu, coincé entre Daniel, son amant peu recommandable et Marguerite, qui assiste, impuissante, à sa déchéance. Le ténor Jean-Michel Richer a bien rendu la violence et le peu de scrupules de Daniel. Une mention spéciale au baryton Pierre Rancourt dans le rôle du capitaine et à la soprano Suzanne Taffot, qui incarne une cantatrice chantant un air d’opéra en l’honneur de Marguerite, un des moments lyriques de l’œuvre.
Yourcenar – Une île de passions
Opéra en deux actes d’Éric Champagne sur un livre d’Hélène Dorion et de Marie-Claire Blais
Création mondiale le 28 juillet 2022
ORC : Les Violons du Roy
- Production
- Festival d'opéra de Québec
- Représentation
- Salle Raoul-Jobin du Palais Montcalm , 30 juillet 2022
- Direction musicale
- Thomas Le Duc-Moreau
- Interprète(s)
- Stéphanie Pothier (Marguerite Yourcenar), Kimy McLaren (Grace), Hugo Laporte (Jerry), Jean-Michel Richer (Daniel), Suzanne Taffot (Une chanteuse), Pierre Rancourt (Un capitaine)
- Mise en scène
- Angela Konrad