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CHAPITRE 5 : LES RÉPÉTITIONS, OU LE MIRACLE À CHAQUE FOIS

CHAPITRE 5 : LES RÉPÉTITIONS, OU LE MIRACLE À CHAQUE FOIS

PHOTO: Pascale Beaudin
(@ Pierre-Étienne Bergeron)

Mon rôle obtenu, après de nombreuses auditions sans lendemain, et appris, malgré une tendance malsaine à remettre à plus tard, me voici enfin arrivée au premier jour des répétitions. 

En vedette 

Le directeur artistique : Carbure au café. N’a pas dormi depuis trois ans à cause de budgets de production de plus en plus serrés. Espère que le jeune premier, engagé en 2013, n’aura pas pris 50 kilos. 
Le chef d’orchestre : Toujours vêtu de noir. Oscille entre la bienveillance et la tyrannie, selon son indice de glycémie. Compte bien imposer sa vision de l’oeuvre au metteur en scène. 
Le metteur en scène : Sur la défensive quand on ose poser des questions. Il sourira pour la première fois au cocktail de première et on le croira victime d’un AVC (Accident vasculaire cérébral). 
Le/la pianiste : A son livre de mots croisés et sa tablette électronique sur le lutrin du piano. Se croise les doigts, espérant ne pas s’enfarger dans ses octaves (ce qui dans son cas aura l’effet contraire). 
La soprano : Talons, robe « à craque » et maquillage ostentatoire. Rit trop fort et trop longtemps à chaque blague du ténor. Un peu tarte. 
La mezzo-soprano : Pantalon chic, maquillage discret. Essaie de rire plus fort que la soprano mais c’est difficile une octave plus bas. 
Le ténor : Prétend avoir un rhume/des allergies/ souffrir du décalage horaire pour camoufler le fait qu’il n’a pas travaillé son rôle. Chante dans sa loge pendant trois heures avant d’annoncer qu’il est fatigué vocalement. 
Le baryton : Charmeur extrême, il flirte même avec son lutrin. Donnerait un rein pour être ténor. 
La basse : En noir, une barbe de cinq jours. Parfum capiteux qui camoufle mal l’odeur de cigarette. Taciturne, on ne saura pas quelle langue il parle.

Lecture musicale de l’oeuvre 

L’atmosphère est fébrile. On commence par le début et on essaie de se rendre à la fin de l’opéra sans que le directeur décide de mettre quelqu’un à la porte. Le metteur en scène, lui, trépigne sur sa chaise. Il n’a pas son mot à dire, mais ce sera la dernière fois ; on ne perd rien pour attendre. 

La mise en scène 

J’essaie tant bien que mal de suivre les indications du metteur en scène, qui sont à la fois trop précises et trop vagues. Je dois bouger, chanter et danser en ayant l’air crédible et en suivant le chef. Hier encore, je me jouais des écueils du rôle, mais avec cette chorégraphie, je suis trop essoufflée pour faire les phrases sans respirer entre deux syllabes d’un mot. Excédé, le chef s’en mêle : « Ça ne va pas du tout ! Il faut absolument que nous ayons un contact visuel ! » Le metteur en scène, courroucé, claque la porte pour aller griller une cigarette avec la basse, et son assistant annonce, penaud : « Euh… Pause d’une durée indéterminée. » Le lendemain, on trouvera un compromis qui contentera (ou mécontentera) tout le monde, mais non sans causer une nuit d’insomnie à toutes les parties concernés.

Wandelprobe

Nous répétons sur scène pour la première fois, sans costumes ni accessoires. Parce qu’il dirige pour l’orchestre, les tempi et la battue du chef ne sont plus les mêmes. Je perds mes repères musicaux ; le chef me crie en allemand (même si tout le monde sait qu’il vient d’Amos) : « Mit mir, Fraulein ! » mais je ne le vois pas gesticuler dans le moniteur3 à cause de son éternel col roulé noir sur fond noir. Je fais de mon mieux pour ne pas perdre patience à mon tour.

Répétition technique 

Pour la première fois, nous sommes en costume, coiffés et maquillés. La répétition commence en retard, et quand on a 2 h 30 pour filer un opéra qui dure 3 h 20 (merci, pauses syndicales), c’est un fiasco annoncé. Plus un accessoire est à sa place et je ne trouve pas la missive que je dois donner au ténor pour qu’il la lise tout haut sans que personne ne semble l’entendre et parte en courant venger l’honneur de sa famille. Le choeur rate toutes ses entrées et le metteur en scène aboie ses ordres dans un mégaphone, pendant que son pauvre assistant court de jardin à cour en essayant de réparer les pots cassés.

Générale 

L’équipe technique ayant travaillé nuit et jour, tout roule presque comme sur des roulettes. Le metteur en scène et le chef donnent leurs dernières indications, et c’est parti ! On frôle le désastre à quelques reprises à cause de décalages entre la scène et la fosse, mais le chef a du métier et il sauve la situation. Il reste des détails à ajuster, mais ça devrait tenir, le grand jour venu ! Nous répétons les saluts (trois fois, parce que les deux premières, personne n’écoutait) et par tons, les papi l lons dans l’estomac, en pensant au grand jour !

1) Trop peu de femmes exercent le métier de directeur artistique, de chef d’orchestre et de metteur en scène d’opéra. Vivement l’égalité ! (Fin de la montée de lait féministe.)
2) Allemand. Répétition musicale avec déplacements approximatifs de mise en scène.
3) Écran de télévision, placé dans les coulisses, où l’on voit le chef diriger. L’artiste chante hors scène et regarde le moniteur pour se synchroniser avec l’orchestre, mais l’appareil émet avec une seconde ou deux de délai, ce qui le rend inutile.  


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