Critiques

SYNTHÈSE WAGNÉRIENNE

SYNTHÈSE WAGNÉRIENNE

(Photo:  Beckmesser (Johann Martin Kränzle) chantant une caricature de prière juive. Richard Wagner, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, acte 2, mise en scène de Barbie Kosky. Festival de Bayreuth, 2017. @ Enrico Nawarath - Bayreuther Festspiele Gmbh 2017)

Avec ce nouvel opus publié par les Presses de l’Université de Montréal, le musicologue Jean‑Jacques Nattiez propose à l’amateur d’opéra et aux disciples de Wagner une synthèse brillante et concise de l’ensemble des recherches qu’il a menées durant sa carrière sur cet immense compositeur. Le lecteur sera donc redevable à Claude Abromont d’avoir suggéré à l’auteur de concevoir cette synthèse.

Grand passionné de Wagner, Jean-Jacques Nattiez a exploré son œuvre dans plusieurs études et livres (dont certains sont malheureusement épuisés) qui constituent des sommes théoriques admirables d’un point de vue musicologique, mais qui peuvent parfois paraître ardues pour des lecteurs moins familiarisés avec la théorie musicale. En écrivant ces Récits cachés, Nattiez offre donc une somme de savoir considérable présentée avec clarté, spécialement rédigée pour le grand public.

Le lecteur qui a déjà lu Wagner androgyne ou encore Wagner antisémite (récemment couronné d’un prix Opus) retrouvera les grands axes de réflexion et d’analyse du musicologue : la présence d’un art poétique qui en régie la production, ainsi que le lien étroit entre cet art poétique et des éléments de la conception du drame musical, de la fonction du rêve et de la figure de l’androgynie (qui est au cœur de la conception de la sexualité du compositeur). Cependant, Nattiez a ici choisi de présenter l’essentiel de ses conclusions dans une série de chapitres consacrés à chacun des opéras « du répertoire » de Wagner, proposant ainsi pour chaque œuvre un synopsis du livret suivi d’une analyse et d’une réflexion qui saura nourrir l’écoute du lecteur mélomane.

En commençant par Le Vaisseau fantôme, Nattiez souligne une constante dans ce corpus d’opéra : « On dort et on rêve beaucoup dans les opéras de Wagner » (p. 20) ! Cela se retrouve déjà dans le propos du Vaisseau fantôme, confirmant donc le statut de première œuvre de la maturité de son créateur, puisqu’on y décèle les premières traces des préoccupations artistiques de Wagner. Pour Tannhäuser, c’est principalement sous la lorgnette de « l’âmefrère » qu’était Charles Baudelaire que l’œuvre nous est présentée et analysée. On y comprend mieux, grâce notamment aux différentes versions de l’opéra, les nombreuses hésitations que Wagner entretenait dans son œuvre à propos de la sexualité. Car dès Tannhäuser, Wagner sera en constante hésitation entre le divin et le charnel, et cela orientera l’ensemble de son œuvre « jusqu’à ce que, dans Parsifal, il fasse le choix d’un univers asexué ». De Lohengrin, Nattiez souligne les aspects androgynes qui teintent à nouveau le propos du compositeur.

L’auteur consacre deux chapitres à la Tétralogie. L’œuvre est à ce point ambitieuse qu’elle aurait mérité davantage, mais dans un esprit de vulgarisation, ces deux propositions d’interprétation et d’analyse sont extrêmement instructives. Il est notamment fascinant de découvrir que la position philosophique que Wagner donnait à son récit s’est muée lors de la composition musicale, étant donné la longue gestation de l’œuvre. Pour le chef-d’œuvre qu’est Tristan et Isolde, Nattiez explore encore plus en profondeur les perspectives de la sexualité humaine mises en avant par Wagner dans son opéra. C’est dans ce chapitre que la notion d’androgyne est la plus développée, apportant un regard original et absolument nouveau sur l’œuvre.

Pour Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, Nattiez nous apprend que derrière le seul opéra « léger » de Wagner se cache une profession de foi sur sa vision artistique et philosophique (voire politique), où il expose explicitement son art poétique nationaliste et antisémite. Enfin, avec Parsifal, Nattiez analyse le point culminant de la pensée philosophique du compositeur, ce dernier y révélant ses réflexions et ses positions face à la sexualité humaine, sa recherche du divin et son désir de créer un art absolu nouveau.

Au final, Nattiez démontre clairement que « l’art poétique de Wagner n’est pas né d’un seul tenant dans son esprit » mais qu’il « s’élabore progressivement, mais selon une logique imperturbable : chaque œuvre nouvelle complète ce qu’ont laissé en suspens les œuvres précédentes » (p. 139). Et cette logique est marquée par une hésitation constante entre les grands pôles d’intérêt de l’artiste : le pessimisme versus l’optimisme, l’amour spirituel versus le charnel, l’écriture musicale diatonique versus l’écriture chromatique, la domination du texte versus la primauté de la musique…

L’exercice de vulgarisation est ici mené à terme avec élégance et intelligence. Quiconque s’intéresse à l’œuvre de Wagner devrait lire ce livre, car il propose des rhizomes de connaissances, d’analyses, de références et d’observations qui enrichissent l’expérience que procure la fréquentation de l’œuvre wagnérienne.

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